L’album du rappeur de New York est une réussite, une première analyse.
Le compte à rebours est enfin arrivé au bout, plus de deux ans après un second album, Testing d’A$ap Rocky est enfin disponible à l’écoute. Une page se tourne pour le emcee avec un disque dont l’aboutissement a été lent, sinueux et empli d’expérimentations que le titre même de l’album évoque.
C’est en septembre 2017, déjà, que Flacko, un des a.k.a de A$ap, commençait le teasing de ce disque qui allait devenir Testing. Il devait alors sortir avant la fin de l’année. Mais une approche de plus en plus perfectionniste du disque amène à un retard de 6 mois pour nous offrir l’œuvre que nous pouvons découvrir aujourd’hui.
À plusieurs reprises, Rocky a été explicite sur la démarche qui était la sienne dans l’élaboration de l’album : prendre des risques, expérimenter avec des sonorités qui le faisaient sortir de sa zone de confort créative : « Je préfère faire de la musique qui peut influer sur l’humeur de l’auditeur et susciter chez lui une émotion ou une réaction plutôt que de faire de la musique juste pour rester pertinent dans la recherche de ventes et de popularité ». C’est cette même zone de confort qui finira par le rendre paranoïaque à l’approche de la sortie : « Chaque petite chose, petite erreur ou imperfection pouvait mettre fin à tout un cycle créatif ».
Très rapidement à l’écoute du disque, et notamment de son introduction qui paraît être un crashtest de son, on peut y distinguer un manifeste et une problématisation du disque qui sonne comme une mise en condition de l’auditeur. Rocky – par ses premières lignes – évoque la sensation physique du son « I can feel the bass, from the ceiling to the basement » ; par opposition à la « bitch » pour laquelle il ne ressent rien. L’expérience est explicite et va être musicale. L’amorce de l’album est en adéquation avec la première prod qui cherche le stimulus physique chez l’auditeur. Le refrain répète alors Distorted Records, : la musique est cette matière maléable que Rocky va tenter de déformer tout au long du disque.
Rocky n’est donc pas à un paradoxe près
La tracklisting amène alors immédiatement sur le premier single dévoilé, « A$ap Forever », qui avait étonné à sa sortie, première missive d’un disque nommé Testing qui reprenait un sample rincé, vieux de plus de 10 ans : « Porcelain » de Moby. Sauf que la version de l’album a vu les arrangements retravaillés, et les couplets augmentés. Notamment par une introduction sous le patronage de T.I. respecté pour ses expérimentations pionnières dans la trap bien avant la déferlante, mais aussi par Kid Cudi, qui a toujours été cet homme dans la lune au cœur du rap jeu.
Deuxième élément : la liste des invités fait ainsi elle-même sens dans la logique revendiquée de tests musicaux. Rocky n’est donc pas à un paradoxe près sur une ligne de sample qui, elle, a pris un peu la poussière.
Une liste d’invités de marque
A$ap s’inscrira sous d’autres patronages au fur et à mesure du disque qui sont autant de symboles de la complexité de son auteur, sa filiation avec le rap sudiste, particulièrement avec Three Six Mafia, ou encore grâce à des invités de marque comme la légende Lauryn Hill qui prête sa voix dans le dernier morceau. Mais dans la temporalité du disque, c’est d’abord la voix du boss ultime de New-York que l’on croise ; c’est en effet Puff Daddy lui-même qui introduit le morceau « Tony Tone » . Il permet par le même coup une introduction à la pluralité de l’univers musical d’A$ap qui aura son incidence sur tout le disque, comme depuis ses débuts.
A$ap Rock, est un emcee de New York, maison mère du rap. Gamin de Harlem, il porte même jusqu’à son prénom – Rakim – le poids d’un héritage colossal. Il en joue même dans l’album osant scander « I Put New York on The Map », revendiquant donc le fait de faire exister la ville qui est la seule qui n’a jamais eu besoin de s’affirmer le monde du rap. Rocky fait rimer dans « Tony Tone » son appartenance à Harlem, à cette ville qui l’a vu naître humainement aussi bien qu’artistiquement. Il évoque ainsi son quartier, au travers de Rucker Park, notamment, terrain mythique de streetball qui fait la légende du hood du nord de Manhattan.
Mais dès la ligne suivante, A$ap s’exclame « Listenin’ to Bone Bone, feelin’s in my bone bone ». Bone Bone fait ici référence à Bone Thugs & Harmony : et c’est là que se joue toute la polymorphie d’A$ap, rappeur de New York qui ne s’est jamais caché d’écouter du rap qui dépasse la géographie de son quartier. Dès sa première mixtape, en forme de déclaration d’amour au rap de Houston et au Dirty South, A$ap avait prouvé sa volonté d’abolir les frontières qui pouvaient faire de NYC une terre conservatrice, trop centrée sur elle-même. Il le fait à nouveau en citant Bone Thugs & Harmony, le groupe de Cleveland, comme une référence qu’il écoutait déjà sur la terre sacro-sainte d’Harlem. A$ap regarde dans les yeux l’ensemble des identités rap des États-Unis et peut les épouser comme bon lui semble.
Rocky témoigne de sa versatilité créatrice
Mais A$ap Rocky regarde au-delà des États-Unis et les frontières dont il joue sont d’ailleurs davantage musicales que géographiques. Il convoque ainsi à plusieurs reprises l’Angleterre dans le disque (Angleterre où il a longtemps résidé pour la création du précédent album, At. Long. Last. ASAP. Il considère d’ailleurs Londres comme sa seconde maison). Mais à chaque fois dans des registres de création différents. Le chant mutant de FKA Twigs dans un premier temps, puis la star du grime : Skepta pour une troisième collaboration avec le emcee où les deux s’installent sur une prod qui est peut-être la plus en adéquation avec les standards business du rap actuel. Une prod comme on en croise chez Future (« Mask Off ») ou Drake (« Portland ») et qui pullulent ces derniers temps, avec des boucles de flûte. Sauf qu’en vérité c’est presque Skepta qui invite Rocky sur ce morceau dans la mesure où il est l’auteur de la production.
Enfin bien plus tard sur le disque, A$ap Rocky fait appel à Dev Hynes, plus connu sous le nom de Blood Orange. Par ces trois invités du Royaume-Uni Rocky témoigne de sa versatilité créatrice, passant du r’n’b au grime puis à la pop savante du musicien londonien, une facette créative qu’on avait déjà découvert chez lui grâce à la production de Danger Mouse sur le disque précédent At Long Last A$ap.
Certains morceaux le place davantage en chef d’orchestre
Cette facilité à varier les registres, A$ap Rocky et Hector Delgado, producteur qui joue un rôle majeur sur l’ensemble du disque, parviennent à les détourner complètement ou bien à les harmoniser. Leur rôle dans la création de l’album est finalement parfois plus proche de celui de directeur artistique, voire de metteur en son, que de celui de compositeur à proprement parler.
A$ap Rocky prouve son incroyable habileté à changer de registres vocaux, en passant par le chant, des flows appuyés sur des filtres et des modifications de ralentissement dont il a toujours été friand. Mais certains morceaux comme « Brotha Man » vont encore plus loin et le place davantage en chef d’orchestre avec l’incorporation de différents artistes, utilisés comme différents instruments d’une partition dans le même morceau. Sur « Brotha Man » en effet, le pont d’Asap se mêle ensuite au chant de Frank Ocean et de French Montana, Snoop Dogg fait même une apparition de deux mesures… Et ici les structures de construction du morceau témoignent de l’ampleur de la recherche créative du rappeur, qui utilise les performances vocales comme des couches qui construisent la polyphonie du morceau.
Comme des directeurs artistiques, toujours, Hector et Rocky poussent parfois les contributeurs du disque dans des registres de création qui ne sont pas les leurs. C’est ainsi que l’interlude « CALLDROPS » est un contrepied total où le producteur Boyz Noize signe un titre loin de ses racines : une instru quasi acoustique et minimaliste, et où l’on entend en fond les samples Chopped & Screwed de Houston qui ont toujours hanté Rocky (une technique de remix de hip-hop qui consiste à hacher et à ralentir le son), un hook lancinant et chanté, et un jeu sur les échos qui symbolise l’enfermement raconté par un coup de fil depuis la prison de Floride où Kodak Black (featuring de derrière les barreaux) est détenu depuis un an pour possession illégale de Marijuana et port d’arme illicite. Il rappe alors sa déprime et ses souffrance à travers le combiné.
Un album total dans les prises de risque
L’album d’A$ap Rocky se veut donc total dans les prises de risque mais aussi démesuré dans ses ambitions tout en restant fidèle à l’ADN de son créateur. C’est donc très logiquement que Rocky laisse place à son idole absolue qu’est Juicy J, membre de la Three 6 Mafia, sur un morceau et ces fameuses boucles Chopped & Screwed qui font la signature du sud des États-Unis et du rap du Tennessee. Sur le morceau « Gunz & Butter » il s’agit en l’occurence d’un sample d’un couplet de Project Pat (rappeur de Memphis ) sur le morceau « Still Ridin’ Clean » (en feat. Avec Juicy J) paru en 2002 ; que Juicy J semble réinterpréter pour l’occasion.
Avec ce morceau, Rocky rend à nouveau hommage à ce son du sud qui l’a toujours influencé, adoubé une fois encore par les OGs (gangsters originels) de la région.
De la même manière, Rocky ne peut pas exister sans son gang : dans « Buck Shot », il place ainsi ses protégés pour les mettre en lumière. Playboi Carti tout d’abord, un emcee d’Atlanta affilié de longue date et qui a signé avec A$ap Mob, ainsi que le très très jeune Smooky MarGielaa (17 ans) récemment intégré au crew de Rocky et qui signe un couplet sur le disque du grand frère d’adoption. Smooky MarGielaa s’inscrit d’ailleurs dans la filiation, il partage avec Rocky cette trajectoire d’une naissance à New York, dans le Bronx pour sa part, mais avec une fascination pour le sud des États-Unis.
Pour la première fois A$ap Rocky semble s’être totalement donné les moyens de ses ambitions, et donne de l’ampleur à la versatilité de ses envies. Enfant de droit divin de New York, Rocky n’avait plus rien à prouver sur son emceein’ et ses schémas de rime, il avait la légitimité qui lui coulait dans les veines, enfant d’une génération qui avait le droit d’écouter plus loin que son propre quartier grâce à internet, il s’est nourri de différents registres de rap et de musique.
Testing épouse la schyzophrénie musicale de son maître à penser
A$ap Rocky est enfin à un stade où il est lui-même à l’image du rap dont la définition même est fondé sur une culture du sample et une assimilation des différents registres de musique. À ce titre, Testing épouse la schizophrénie musicale de son maître à penser, un immense patchwork d’influences et d’ambitions, qui forme un monde à part, une cosmogonie dont Rocky est le grand horloger ; et dans la tête d’un créateur, tout finit toujours par être cohérent.
Si il y ainsi une arythmie dans le morceau « Kids Turned Out Fine », qui devient volontairement dissonant par le travail de production, elle finit par sonner de façon harmonieuse dans la direction que prend le morceau. A$ap Rocky travaille de manière étroite avec un chercheur anglais sur les drogues psychédéliques et revendique les explorations créatrices qu’elles permettent. Ce morceau prend d’ailleurs part au dernier volet de l’album, dont la structure aussi est pensée.
Frank Ocean apparaît sur 3 des 6 derniers morceaux du disque, au fur et à mesure que celui-ci semble se rétrécir et se confiner, tout en conservant des ruptures rythmiques fortes comme sur « Changes » ou le tout dernier morceau. Comme si ces ruptures rythmiques étaient symboliques des derniers soubresauts d’un monde qui peine à se contenir lui même, et d’un disque trop difficile à refermer tant on a voulu le remplir de trop de choses.
Pourtant dans ce monde qu’il a finit par créer même ce qui pourrait être disharmonieux finit par être parfaitement arrangé, et ce qui pourrait être vu comme un trop plein, sont en fait autant de strates de créations délicieuses à découvrir et à comprendre.
Tout cela aboutit à un dernier morceau en forme de résolution, un apaisement douloureux d’une aboutissement créatif long et même cette plénitude contient des secousses avec Frank Ocean et Lauryn Hill qui contemplent en prophètes l’œuvre achevée.
Comme si le véritable test que subit Rocky était celui de parvenir à tout dire, à tout faire rentrer dans la musique et tout faire comprendre seulement par la musique. Faire comprendre ses références, inviter ses amis, insérer ce qui fait son personnage et son héritage, son ego-trip, ses quelques saillies politiques : (So get up off my YKK /The president a a-hole (Fuck off)/ Prayin’ for a JFK / All we got was KKK ) et faire entrer tout ce monde de création que son cerveau contient dans la forme forcément trop restreinte d’un album. Et tout cela en parvenant à y inclure son auditeur. Nous prenons ainsi part au cosmos à la fois chaotique et harmonieux créé par Rocky, reste à savoir si ce monde peut être compris par tous pour devenir universel. Pour ma part je suis définitivement converti à l’AsapRokysme.