Jean-Christophe Piot vous racontait l’Histoire sur Radio Nova. Et il continue.
Après Le Parfum d’Irak, et avant le nouvel épisode d’Ultime, le nouveau livre des Éditions Nova vous parle d’histoire. Avec un grand H est un ensemble de 68 chroniques aussi véridiques que surprenantes sur des sujets et personnages historiques hauts en couleurs. Ces petites histoires, issues de la grande, se dévorent grâce aux talents de conteur de Jean-Christophe Piot, qui n’a ni son esprit ni son humour dans sa poche.
Au programme ? Spartacus, la peste, une truie, des sorcières, Champollion, Calamity Jane, la lobotomie, Toutânkhamon, une pirate chinoise, Laïka, la Saint-Valentin, quelques légions perdues et un facteur (entre autres), et cet extrait, dévoilé en exclusivité pour nova.fr.
« Murder Balades », le tueur du château
Ah, Édimbourg : l’Écosse, son whisky, son Loch Ness, ses douches, son vent sur les landes, ses cornemuses et ses châteaux hantés. S’il y a un pays où on s’attend à croiser des spectres partout, c’est bien l’Écosse éternelle. Sauf que vous pouvez oublier les brumes, l’odeur des feux de tourbe et les légitimes interrogations sur ce qui peut bien pendouiller sous le kilt des Écossais, je parle de l’autre Édimbourg : celui de la Jamaïque.
Ne me regardez pas comme ça : il y a bien un Paris au Texas, pourquoi n’y aurait-il pas un Édimbourg au pays de Bob Marley ? Bon, je précise tout de suite qu’il ne s’agit que du nom d’un château. Cela étant, l’homme qui débarque dans la perle des Caraïbes en 1768 est bel et bien écossais, si ça peut vous faire plaisir : Lewis Hutchinson, un médecin de métier de 35 ans parti bien loin de ses landes natales. Grand, maigre et plus rouquin qu’un incendie, Hutchinson passe d’autant moins inaperçu en pleine Jamaïque qu’il est riche, pour faire bonne mesure. Notre expatrié de luxe s’offre donc une terre de bonne taille au centre de l’île, tout autour d’une colline venteuse et éloignée des principaux centres de Jamaïque, encore colonie britannique pour deux siècles ou presque.
Monsieur est riche, monsieur fait construire. En quelques années, une bâtisse sort de terre : un vaste manoir de deux étages, flanqué de deux tours rondes percées de meurtrières – coquetterie architecturale pas franchement nécessaire, l’attaque d’une horde d’écorcheurs médiévaux étant assez peu probable au beau milieu des Antilles en plein XVIIIe siècle, m’enfin, ça doit lui rappeler le pays. Preuve en est qu’il baptise son château du nom de la capitale écossaise et s’y installe confortablement. Bétail excepté, le coin est désert. Seuls les voyageurs qui empruntent la route de la baie de Sainte-Anne passent en contrebas de la grande bâtisse, unique habitation digne de ce nom à des lieues à la ronde. Tout autour s’étendent les terres d’Hutchinson, des landes piégeuses truffées de dolines, ces creux naturels en forme d’entonnoir, qui évoquent les cratères laissés par des bombes. C’est pénible comme tout, et c’est surtout dangereux pour le bétail et pour les gens qui ne connaissent pas le coin. Non seulement c’est vite fait de s’y casser la binette et d’y rester coincé, mais on peut même y rester tout court : au fond, certaines dolines peuvent ouvrir sur un trou de plusieurs dizaines de mètres de profondeur.
Dans les années 1770, le docteur habite seul au milieu de tout ça, avec quelques esclaves en guise de domestiques – ils ne manquent pas, la Jamaïque étant restée longtemps l’une des plaques tournantes de la traite négrière. Côté revenus, Hutchinson fait dans le rural : il compte sur le pognon que lui rapporte une bonne quantité de têtes de bétail, moutons, chèvres ou brebis. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’il soit moins soucieux de son bétail que de ses domestiques : dans sa grande bonté, il les traite tous comme des bêtes.
Dans l’île, le domaine se fait rapidement une réputation, et pas des plus brillantes. On dit le docteur féroce et très, mais alors très peu enclin à discuter. D’abord, le rare voisin venu un jour interpeller Hutchinson pour une histoire de bêtes volées s’est proprement fait défoncer la gueule, manquant même d’y rester. Les conséquences ? Peau de balle : Hutchinson bénéficie de quelques appuis auprès des autorités de l’île. Et puis, au fil du temps, on commence à remarquer que des voyageurs partis de Saint Ann’s Bay, au sud, n’arrivent jamais à destination. Or, la route qu’ils empruntent ne passe que devant un seul endroit habité : le château d’Édimbourg. Rapidement, le bruit court que le très peu sympathique docteur Hutchinson a quelque chose à voir dans cette histoire, mais rien de précis jusqu’à ce que les rumeurs enflent et se fassent de plus en plus insistantes.
Un jeune officier de Sa Majesté, John Callendar, décide alors d’en avoir le cœur net. Il se rend au château avec la ferme intention d’interroger Hutchinson, en plein jour et après avoir soigneusement prévenu sa hiérarchie de l’endroit où il se rendait. Le jeune homme trouve porte close. Pas découragé pour un sou, il entre par une porte-fenêtre… et se prend séance tenante une balle en pleine tête. Quelques jours après sa disparition, une foule de soldats débarque pour fouiller la zone, sans succès : aucune trace de Callendar – enfin jusqu’à ce qu’un petit malin ait la brillante idée de jeter un œil dans une doline, en y descendant une botte de paille enflammée pour donner un peu de lumière. Quelques mètres plus bas, bingo : on retrouve le corps du malheureux, accroché à une pointe rocheuse qui l’a empêché de finir vingt mètres plus bas.
Hutchinson tente de prendre la fuite et se débrouille pour monter à bord d’un bateau en partance pour l’Europe, mais l’amirauté britannique lui balance un de ses trois-mâts aux miches et le fugitif finit par être capturé et ramené à Kingston. Son procès concerne d’abord le seul meurtre du jeune soldat, mais les chefs d’accusation sont assez vite étendus. Au fil des témoignages, le portrait du premier serial killer recensé à la Jamaïque se précise. Depuis plusieurs années, Hutchinson avait pris l’habitude de se poster dans l’une des tours du château, assis sur une chaise, mousquet en main. Et comme on a les loisirs qu’on peut, son passe-temps préféré consistait à faire des cartons sur les rares voyageurs. Une fois l’homme abattu, Hutchinson rejoignait la route avec ses esclaves et dépouillait le cadavre de toutes ses richesses avant que tout ce beau monde ne le traîne vers une des dolines dont je parlais, profonde de pas loin de cent mètres et toujours très officiellement recensée par les géologues actuels comme le Trou Hutchinson (Hutchinson Hole). Mais il y a pire. Avec le temps, Hutchinson s’était mis à pousser un peu le vice. À en croire les esclaves, il invitait à dîner ses futures victimes avant de leur tirer subitement dessus au beau milieu du dessert, dans le ventre, histoire que l’agonie dure un peu. Toujours d’après ses serviteurs, le docteur aimait alors à se remplir un verre de sang et à le boire devant son convive mourant. Détail toujours sympathique, l’ancien médecin leur coupait ensuite la tête, avant de l’abandonner aux corbeaux quand ça se mettait à cocotter sérieusement. Surréalistes, les témoignages collent pourtant très bien avec ce qu’on retrouve au château : pas de corps, non, mais une montagne de fringues, de bijoux, de pièces de monnaie – et de montres, quarante-trois exactement, dont pas une ne portait les initiales du bon docteur. En un temps où il n’était pas franchement courant de pouvoir se payer une tocante, ça laisse supposer un nombre de victimes assez effrayant.
Ce que racontent les serviteurs de Hutchinson défie l’entendement, au point que la Cour finit par leur demander de bien vouloir la fermer au nom d’un argument imparable : on ne va tout de même pas faire confiance à des esclaves, noirs qui plus est. En dépit des preuves, en dépit des témoignages, le procès finit par se concentrer sur le seul meurtre du jeune Anglais, à la grande colère de la foule et des familles des disparus. Hutchinson a le culot de plaider non coupable pour ce meurtre-là : ça ne marche pas, en appel non plus, et le docteur est condamné à mort. Du fond de sa cellule, Hutchinson laissa de l’argent pour qu’on inscrive sur sa tombe les deux vers suivants : « Their sentence, pride and malice, I defy / Despisetheirpower, and like a Roman, die. » En gros : « Leur verdict, leur orgueil et leur méchanceté, je n’en ai cure / Méprise leur pouvoir et meurs comme un Romain. » Il va plutôt finir comme un jambon puisqu’on le pend haut et court le 16 mars 1773, sur la grande place de Spanish Town. Ses terres ne sont pas tellement plus fréquentées de nos jours qu’à l’époque. Du château d’Édimbourg, Jamaïque, il ne reste plus que quelques ruines, quelques murs isolés, des pierres éparpillées… et une doline.
Les chroniques de Jean-Christophe Piot, habillées par Charlène Nouyoux, c’est aussi une émission hebdo diffusées sur Radio Nova.