La chronique de Jean Rouzaud.
La rétrospective actuellement au Grand Palais de Frank Kupka (1871-1957), peintre d’origine tchèque adopté par la France, peut rappeler aux ignorants la quantité énorme de tentatives artistiques qui ont eu lieu au début du XXe siècle, et qui ont déterminé la suite de l’esthétique dans nos vies.
En plus, Kupka a vraiment parcouru la gamme des possibilités, collant à chaque époque avant de les précéder, infatigable curieux et travailleur acharné. On saisit assez vite l’étendue des possibilités de cet artiste.
D’abord, le dessin satirique
Il fut un grand dessinateur, au tournant du siècle, à l’âge d’or des grandes revues et magazines illustrés, politiques ou satiriques. Puis il fut un symboliste, avec des envolées fauvistes, flamboyantes.
L’époque inventait aussi des nouvelles philosophies : la théosophie de Helena Blavatsky, l’anthroposophie de Rudolf Steiner…Et Kupka se plongea dans les vieilles civilisations grecques ou égyptiennes et les peignit avec grandeur et respect…
Il se refusa à adhérer aux grands mouvements des années 1910 : Cubisme, Futurisme, Dadaïsme, Expressionnisme, même s’il étudia avec conscience les possibilités de chacun, mais il déclara que tous ces « ismes » montraient finalement la même chose, sans progresser.
Le plongeon dans l’abstrait
Alors il plongea dans l’abstrait, mais par étapes, comme si ça le gênait, et qu’il fallait de bonnes raisons pour ne plus imiter la nature…
Artiste moral, intellectuel, chercheur, responsable, il commença par trouver de l’abstrait dans la nature et la science. Un microscope donne une vision abstraite des couches de matière, du soleil dans des herbes donne des verticales lumineuses, enfin l’eau déforme la réalité et la lumière créée des diffractions…
Il étudia les sciences pour trouver une solution visible du monde, il songeait à relier la musique avec les formes et couleurs ! Il est donc parmi les tous premiers à manier les formes et couleurs pour elles-mêmes, étudiant les rythmes, les possibilités de la géométrie, ou même le mélange de formes réelles et de surfaces inventées.
En bon symboliste, il cherche l’âme des formes, le chant des couleurs comme dans les vitraux, mais en restant obsédé par le contrôle, l’étude, la logique de ce nouveau vocabulaire qu’il veut ordonner et classer.
Kupka est vraiment un intellectuel de l’Europe de l’Est : concentré, travailleur, éternel chercheur de réponses ou de solutions, expérimentant plusieurs méthodes pour trouver un espèce d’idéal, moralement satisfaisant. Pour le comprendre, il faut le suivre dans ses démarches.
Cet âge d’or de l’Art (1905- 1925) et ses multiples écoles a bouleversé le vingtième siècle, et il a fallu deux guerres mondiales pour stopper cet enthousiasme esthétique.
Tous les grands peintres de cette période ont subi la tempête et ont dû s’adapter à toutes les trouvailles plastique pour survivre, avec tous les conflits de paternité que cela a généré : qui a été le premier à…?
Kupka est sans aucun doute pionnier de l’Art abstrait, mais aussi, avec Robert Delaunay du « cubisme orphique », baptisé en 1912 par Apollinaire de ce nom mythologique.
Une peinture, un Art Pur, détaché de toute matière, de toute forme existante, s’exprimant par des cercles, des spirales, des arcs, comme issus directement de la lumière.
1911 : avant Duchamp (nu descendant un escalier) et avant les futuristes, Kupka décompose le mouvement, comme une persistance rétinienne, frappé par l’imagerie scientifique naissante de la radiographie et de la chronophotographie. Il va vers l’abstraction en tâtonnant !
Les 300 œuvres que le Grand Palais nous propose, retracent cette aventure phénoménale, ce moment de l’histoire humaine, quand la France était le centre de ces découvertes folles, si nombreuses et touffues qu’il nous faut les redécouvrir.
Kupka. Pionnier de l’abstraction. Galeries nationales du Grand Palais. Du 21 mars au 30 juillet 2018.
Visuel en Une : František Kupka – Autoportrait, 1910, huile sur toile, 46 x 55 cm, République tchèque, Prague, Národní galerie v Praze, National Gallery in Prague don, 1946 © Adagp, Paris 2018 © National Gallery in Prague 2018