Dans les années 60, Turcs et Américains se rencontrent. Et leur musique aussi.
C’est grâce au métissage, et parce qu’il se serait largement mélangé (l’Homo Sapiens avec les espèces humaines archaïques, par exemple), que l’humain a pu, au cours des millénaires, évoluer en harmonie avec un environnement auquel il s’est, sous de nombreux aspects, très bien adapté. Et pour la musique, bien entendu, c’est la même chose. Depuis toujours – depuis le milieu du XXe siècle, surtout – la musique, au sens très large du terme, a en effet su tirer des métissages les plus audacieux sa formidable évolution permanente. Certains de ses mélanges, bienheureux, sont très connus : l’afrobeat est la fusion du highlife nigérian, du funk et du jazz, le dub celle du reggae et des musiques électroniques naissantes, et même le blues trouve son origine, lointaine, dans les chants des anciens esclaves noirs-américains. D’autres fusions, tout aussi audacieuses, sont naturellement moins connues. C’est le cas de l’Anadolu pop, soit la rencontre méconnue et oubliée, au coeur des années 60 et 70, des musiques folkloriques turques et du rock psychédélique et /ou funky anglo-saxon. Dialogue improbable entre deux cultures que tout oppose ? Pas tant que ça, quand on y regarde de plus près.
Des bienfaits du métissage
Car avant la démocratisation des espaces web, et la diffusion hyper facilitée des cultures et des échanges, il fallait bien que les humains se rencontrent, physiquement parlant, pour que les cultures se rencontrent aussi. On se souvient par exemple de l’histoire, à peine croyable mais contée sur une compile fondamentale (Saigon Supersound Vol.1, sur Saigon Supersound), de ces groupes vietnamiens qui, dans un contexte pourtant explosif (la Guerre du Vietnam, 1955-1975), s’étaient essayés, parfois avec un franc succès, aux mélanges des musiques traditionnelles locales et du rock, de la funk ou de la soul américaine, alors en vogue dans le reste de l’Occident, et notamment chez cet ennemi américain qui occupait une partie du pays.
Des Américains en Turquie
Ces musiques-là, loin des jungles de l’ex-Indochine, elles se sont aussi diffusées en Turquie, où les Américains étaient également, dans les années 60, bien présents, mais dans un climat largement plus favorable (le contraire eut été complexe) que ce qui était le cas au Vietnam…Engagée dans les derniers mois du conflit aux côtés des Alliés mais restée neutre durant le reste de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie avait en effet pu bénéficier en 1947 du Plan Marshall, le programme américain de prêts accordés aux différents États de l’Europe pour favoriser la reconstruction des villes détruites par les désastres de la guerre. Plus tard, devenu allié favori des États-Unis dans une région où elle fait également figure, par conséquent, d’alliée d’Israël, la Turquie avait accordé l’installation sur son territoire de missiles à têtes nucléaires américains, censés mettre la pression à l’ennemi soviétique. Les Soviétiques, eux, en firent de même sur l’Île de Cuba, à quelques kilomètres du territoire américain…
Alors, lorsque les Turcs, et sa jeunesse surtout, avide de changement et de modernisation, découvrent, à Ankara ou à Istanbul, la musique de ces Américains implantés dans le pays, le coup de foudre est, pour certain, phénoménal. Cette musique-là est alors marquée par la pop venue d’Angleterre (celle des Beatles, bien sûr), par les balades folks de Dylan, et bientôt, par la naissance du rock psychédélique (The Shadows en tête), du rock progressif, du Velvet Underground, puis par le funk. Les plus favorisés des Stamboulites, ceux qui habitent alors dans une cité marquée par une belle effervescence culturelle et politique, entendent également chaque jour, via des radios étrangères, ces morceaux qui sont en train de devenir des classiques de l’autre côté de l’Atlantique, et de l’autre côté du détroit du Bosphore. En Turquie, la saison est la bonne et le terrain propice : les premières graines peuvent ainsi être plantées. Elles germeront très vite.
Le Hürriyet et le « Microphone d’or »
En 1965, le grand quotidien national turque Hürriyet, réputé proche du pouvoir, enclenche le mouvement de ce qui allait devenir l’Anadolu pop, ou « rock du Bosphore », ou « rock anatolien » (pour « Anatolie », qui désigne alors la partie asiatique de la Turquie). Le journal décide en effet d’organiser un concours musical, l’ « Altın Mikrofon » (que l’on peut traduire par le « Microphone d’or »), destiné avant tout aux musiciens amateurs, et qui a pour ambition de favoriser l’émergence d’un rock local, le tout avec deux uniques contraintes : proposer des morceaux basés sur des textes chantés en turc, mais joués avec des instruments occidentaux (guitare, basse, batterie). La plupart y allient également sons folkloriques turcs, souvent basés sur l’utilisation du saz (un luth à manche long, très répandu alors en Turquie), et régulièrement interprétés lors de fêtes locales populaires. Le succès est immédiat, auprès d’une jeunesse moderne et ouverte sur l’extérieur, et aboutit bientôt à un genre en lui-même, dont le nom aurait été inventé, dit-on, par le claviériste Murat Ses, du groupe Moğollar.
Moğollar, le projet de Murat Ses – l’un des pères de l’Anadolu Pop, auquel on doit notamment l’introduction des claviers électroniques et des synthétiseurs au sein de la musique turque -, est justement l’un des groupes révélés grâce à l’« Altın Mikrofon », qui organise quatre éditions entre 65 et 68, à travers les villes et les villages d’un territoire en pleine mutation. En sortiront également Silüetler ou Cem Karaca, qui débuteront des tournées à travers tout le pays, des dates qui aboutiront à la sortie d’un premier disque d’Anadolu pop, Elektronik Türküler, signé par le musicien Erkin Koray, sorte de Robert Plant avec les mêmes cheveux longs que le chanteur de Led Zeppelin, mais avec une moustache épaisse en plus.
Beaucoup d’autres disques sortiront, comme ceux de Neşet Ertaş (un Dylan local, auteur d’un folk lettré et engagé), de la chanteuse Tülay German (son titre « Burçak Tarlası », 1964, est l’un des classiques du genre), de Baris Manço, de Beyaz Kelebekler, du multi-instrumentiste et grand arrangeur, plutôt funk Mustafa Özkent (encore très actif, et que notre confrère de Nova Lyon Mathieu Girod a récemment rencontré dans Midi dans la Gueule du Monde), ou ceux de Moğollar, dont le succès ne s’est jamais vraiment estompé en Turquie, eux dont le dernier album (studio), Umut Yolunu Bulur, date de 2009. Rapidement toutefois, dans les années 70 et comme dans tout genre populaire qui se respecte (même la new-wave espagnole, pourtant initialement contestataire, en avait été victime), ce rock psychédélique / pop fabriqué en Turquie se trouve largement récupéré par une industrie musicale qui flaire le bon filon, et qui démocratise encore davantage la tendance, offrant même à ces groupes un petit succès à l’international. Citons l’exemple de Moğollar, qui remporte en 1971 le grand prix du disque de l’Académie Charles-Cros, qui avait auparavant récompensé des groupes comme Pink Floyd, Jimi Hendrix ou Serge Gainsbourg.
Et puis, « the times they are a changin’ », comme le chantait Bob Dylan en 1964. Et en Turquie comme ailleurs, la musique et ce que l’on veut lui faire dire change progressivement. Partout, la déferlante punk va changer la donne, et laisser hippies et psychédéliques enfumés dans les placards de l’histoire, et ce n’est pas pour rien que les spécialistes de l’Anadolu pop datent généralement la fin de l’apogée du genre en 1977, soit la même année que celle de la sortie du Never Mind the Bollocks des Sex Pistols…Et puis, les conservateurs sont arrivés au pouvoir en Turquie, et une sévère politique de répression est menée à l’encontre de ceux qui ne supportent plus la récession économique frappant de plein fouet le pays. Les utopies hippies sont envolées : elles appartiennent désormais au passé.
Altin Gün et les souvenirs de l’« âge d’or »
En Turquie, dans les années 80, où un nouveau coup d’État a aliéné toute idée d’opposition politique, l’Anadolu pop laisse ainsi progressivement sa place à un rock plus lisse (le groupe Ogün Sanlısoy en est un exemple) ou à la musique métal, où le genre devient extrêmement populaire, remplaçant dans les coeurs et dans les tympans un mouvement que certains qualifieront pourtant, plus tard, d’« âge d’or », soit « Altin Gün » en Turc.
Ce terme-là, le Néerlandais Jasper Velhust (de passage récemment dans le Worldmix de Néo Géo), bassiste du psychédélique Jacco Gardner, s’en souviendra au moment où, ébahi par un genre qu’il découvre aux hasards d’un concert donné à Istanbul, il décide de se lancer dans un projet – Altin Gün donc – qui a pour ambition de revisiter ces sons des 70’s, longtemps demeurés poussiéreux, dressant des points entre Turquie et rock / pop anglo-saxonne. Avec l’aide de Ben Rider (guitare), de Nic Mauskovic (batterie), de Gino Groeneveld (percussions), et de deux musiciens turcs recrutés via Facebook (Merve Dasdemir au chant et Erdinc Yildiz Ecevit au saz), ils s’attaquent donc, sur un premier album qui arrive sur Bongo Joe Records, à l’interprétation de morceaux directement inspirés des classiques de Manço, Bağcan, Koray , et surtout Neşet Ertaş. « Goca Dunya » par exemple, ce son qu’on vous diffuse depuis le passage, transcendant, du groupe lors de notre dernière Nuit Zébrée parisienne.
Autre témoignage de cet intérêt renouvelé pour le genre, aussi, les compilations Anatolia Rocks ou Turkish Freakout, qui faisaient le point ces dernières années sur une scène revenue de très loin, un regain d’intérêt favorisé, sans doute, par l’émergence, nombreuses ces dernières années, de compiles concoctées par des mélomanes fouinant leur nez là où il n’y avait alors surtout que poussière (citons les travails fondamentaux de passionnés précieux comme le Libanais Ernesto Chahoud, Brian Shimkovitz d’Awesome Tapes From Africa, ou Jannis Stuerz de Habibi Funk…) Dans un monde où les têtes gouvernantes et les masses populaires prêchent le repli sur soi-même (Trump, Brexit, Front National, mouvements nationalistes en Italie et dans le reste de l’Europe, Daesh etc.), disons-le franchement : il est bon de se souvenir qu’hier, ceux qui avaient pris le soin de se mélanger avaient permis l’émergence de l’une des histoires les plus passionnantes de ces dernières années.
Bon puis du coup, on vous a concocté une petite playlist résumant, en quelques titres, ce son du Bosphore d’un autre âge, avant de le voir revivre, ce son, jeudi prochain dans Plus Près De Toi, où l’on recevra le groupe Altin Gün pour un live très matinal.
Visuel : (c) disque de Beyaz Kelebekler