Cet agriculteur qui aide les migrants à la frontière italienne est devenu un symbole du « délit de solidarité ». Le réalisateur Michel Toesca, qui retrace son combat, était l’invité de la Grasse Matinale d’Armel Hemme.
Pendant trois ans, vous avez suivi et filmé Cédric Herrou, un agriculteur assez médiatique dans son combat pour aider les migrants à la frontière italienne. Votre film s’intéresse à un périmètre, à une vallée, celle de la Roya. Pourquoi ?
Michel Toesca : Déjà parce que j’y vis. Ça fait dix ans que j’habite dans cette vallée, dix ans que je connais Cédric. On a vu ces gens arriver, on a essayé de faire en sorte qu’ils soient à peu près dignement accueillis, puisque l’État utilise cette frontière pour les refouler en Italie. On s’est mobilisés, avec des gens comme Cédric, qui ont ouvert leur maison. Moi j’ai pris ma caméra pour raconter cette histoire.
Contre toute attente, alors que les migrants continuent à affluer en Europe, le film a une fin. La situation change, une époque se termine… Que s’est-il passé ?
Michel Toesca : Il y a beaucoup moins d’arrivées dans la vallée. D’une part parce qu’il y a eu un renforcement militaire et policier à l’issue du procès de Cédric à l’automne 2017. Mais c’est aussi dû à la politique menée aujourd’hui en Europe avec Libye. C’est un naufrage organisé. Ce qu’il se passe pour l’Aquarius, c’est un scandale.
Avant il y avait beaucoup de cargos qui ramassaient des gars qui étaient dans des canoës, dans des barques ou dans des Zodiacs. Mais maintenant si ces cargos prennent des réfugiés, ils sont contraints de rester une semaine, dix jours, à faire des ronds dans l’eau, ils ne peuvent plus livrer leurs cargaisons. Donc les capitaines passent à côté des gens en train de se noyer. Et ça c’est une chose abominable, c’est un crime.
Libre c’est l’histoire d’un homme qui décide d’aider les migrants, un homme poursuivi par la justice pour « aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier ». Si Libre est au singulier, c’est que c’est moins un film sur les migrants que sur lui-même ?
Michel Toesca : Ce n’est pas un film sur lui. Le mot « libre » est un mot générique, qui fait allusion à la liberté. Ce n’est pas non plus un film sur les migrants. C’est un film sur l’accueil. Cédric est le personnage principal du film mais il y a beaucoup d’autres personnes dans la vallée qui font ce qu’il fait, qui ont pris des risques, qui ont été arrêtés, condamnés… Mais à un moment, il a fallu un personnage pour raconter cette histoire. Sans ça j’aurais fait un film qui aurait fait six heures.
C’est un film sans scénario écrit à l’avance ?
Michel Toesca : Non, le scénario c’est la vie.
Vous vous intéressiez déjà aux migrants en Italie avant de filmer ce combat…
Michel Toesca : En 2011, il y a eu, lors des printemps arabes, des Tunisiens qui sont arrivés. Ils ne sont pas montés jusque dans la vallée de la Roya, mais il étaient à Vintimille [en italie, ndlr]. À ce moment là, on n’était pas vraiment au courant de ce qu’il se passait. Et puis on a commencé à les voir arriver. Moi j’en ai vu dormir sur la plage, près de la gare. Je me suis demandé ce qu’ils faisaient là. J’ai commencé à passer beaucoup de temps avec eux pour essayer de comprendre ce qui était en train de se passer, et c’est comme ça que je me suis dit qu’il y avait peut être un film à faire.
Pour se défendre, Cédric Herrou dit qu’il aide les gens à arriver chez lui. Il les nourrit, il les conseille, il les aide. « Tout le monde ferait ça », dit-il. Pourquoi arrivent-ils chez lui ?
Michel Toesca : En 2015, la France a rétablit le contrôle aux frontières. Ce qui veut dire qu’entre Vintimille et Menton, on ne peut plus passer. Les réfugiés se rendent rapidement compte qu’il peuvent aller en France par la vallée de la Roya, car elle est frontalière. Le bas de la vallée est italienne et le haut de la vallée est française. Et si on continue au-delà de cette vallée, on revient en Italie. C’est une enclave française en territoire italien. Donc ils prenaient les voies ferrées, les sentiers de montagne, par la route, et tous les chemins possibles pour y arriver. La maison de Cédric est l’une des premières en France. Il les prenait chez lui, et petit à petit les gens se sont passé le mot.
Le problème c’est qu’ils se sont retrouvé piégés. Cette vallée est frontalière et en plus, le gouvernement a décidé de mettre une seconde frontière à l’intérieur du territoire, censée empêcher les terroristes de rentrer, ce qui est plutôt une bonne chose. Mais ils ont considéré tout nouvel arrivant comme un terroriste potentiel. Tous les arrivants étaient renvoyés en Italie, en Sicile, et une semaine plus tard on les voyaient revenir. Pendant deux ans ça a été un manège totalement absurde. La Roya, depuis cette nouvelle frontière, c’est une bande de 20 à 40km qui n’est plus vraiment la France. Ce qu’on a essayé de faire, Cédric et beaucoup d’autres, c’était de les amener à Nice pour faire une demande d’asile.
On est à Radio Nova, Porte de Clignancourt. À 500 mètres, il y a la Porte de la Chapelle, avec des bidonvilles et ces migrants probablement passés par la frontière et qui sont maintenant ici, entassés dans la rue. Qu’est-ce que vous vous dites en voyant ça ?
Michel Toesca : Quand on les voyait arriver chez nous, on essayait de les dissuader d’aller à Paris et à Calais (il y avait encore le jungle à ce moment-là). Mais pour la plupart ils n’ont pas envie de rester en France, ils ont envie d’aller en Angleterre, en Allemagne, en Norvège… Nous, on les dissuadait de partir, certains d’ailleurs se sont installés chez nous, les enfants ont été scolarisés.
Vous filmez Cédric Herrou dans ce qui devient un combat personnel. Au début, il aide naturellement, puis il devient militant. Pensez-vous que le fait de le filmer l’a poussé à aller plus loin dans son engagement ?
Michel Toesca : Non. Cédric n’a pas besoin d’une caméra pour décider de ce qu’il veut faire. On était très complices pendant trois ans. J’habite à 3km de chez lui, il m’appelait souvent lorsqu’il se passait quelque chose. Il était très impliqué, parce qu’il a très bien compris ce que je faisais, et ce que ce film allait être.
Il y a uns scène de confrontation entre lui, un représentant de l’État et un représentant de la justice. C’est courtois, mais ils ne se comprennent pas du tout.
Michel Toesca : À ce moment là, on avait ouvert un squat dans des bâtiments de la SNCF parce que trop de gars [des réfugiés, ndlr] étaient arrivés d’un coup, des familles et des enfants. Il fallait les mettre à l’abri parce que c’était le mois de novembre, il commençait à faire froid dans la montagne. On avait prévenu les médias avant que les flics et la préfecture ne s’en aperçoivent, pour mettre la préfecture face à ses responsabilités.
Au moment de l’évacuation, sont venus 200 gendarmes mobiles, le directeur de cabinet de la préfecture et le procureur de la République. Et là il y a cette scène que je tourne avec la caméra sous le bras (elle n’est pas cachée mais elle est sous le bras) et l’on y voit deux mondes qui s’affrontent. La vision administrative, inadéquate et absurde, qui considère ces gens comme des statistiques, et la réalité du terrain. Cédric explique très clairement que l’État est dans l’illégalité, parce qu’il refoule illégalement des mineurs à la frontière, et parce qu’il fait une entrave à la demande d’asile. Et là, le dialogue est coupé. Chacun reste sur ses positions.
Cédric finit par demander ce qu’il devrait faire, et on lui répond de les amener à la gendarmerie. Mais on voit dans le film que la gendarmerie les ramène à la police aux frontières et la police aux frontières les ramène en Italie. C’est une séquence clé du film. C’est là qu’on comprend contre quoi on se bat.
Le réalisateur Michel Toesca, qui retrace le combat de Cédric Herrou dans « Libre », était l’invité de la Grasse Matinale d’Armel Hemme ce 27 septembre.