Entretien avec un des plus grands héritiers hip hop en devenir.
C’est fou comme le temps passe vite, c’est encore avec l’ensemble des morceaux de la tape 1999 parfaitement imprimés dans la tête, avec des images du concert à la Bellevilloise, le 15 Novembre 2012, qui redéfilent devant les yeux, ces souvenirs d’un gosse de 17 ans venu retourner une salle de concert parisienne que j’attends dans les couloirs du Trianon pour poser quelques questions à Joey Bada$$. Ce n’est pas avec le même statut que le emcee de Brooklyn est présent à Paris ce soir là, il est en tournée de promo pour son premier album B4dass, à paraître le 20 Janvier prochain.
Un disque capital pour lui, mais aussi potentiellement pour le rap de manière plus large, au cœur de l’océan de trap, de Drill, ou de R’n’B vaporeux de la scène Soundcloud post-Drake, Joey Bada$$ réussit le tour de force de paraître singulier par le clacissisme de son Hip-Hop. Et de se distinguer par la maîtrise totale des racines de ce dernier. Classique par l’appropriation des fondamentaux de ce registre mais néanmoins d’une modernité folle dans la recherche de nouveaux placements, de patterns de flow intéressants, et d’une musicalité dans son époque, dans une ambition de faire évoluer le genre dans le bon sens.
Ce n’est pas avec la même attitude non plus, pas avec le même recul que le emcee nous accueille dans sa loge, la disparition de son frère de son, Capital Steez, le constat de l’ampleur qu’a pris sa musique et son impact sur les gens, ont changé le personnage, qui s’exprime dans un détachement presque prophétique, à la fois dans l’échange et dans l’analyse, mais sans se laisser dicter la direction de l’interview, voilà ce que donne une conversation avec Joey Bada$$.
J.M. Tu es à un tournant de ta carrière….
J.B. – (Il Coupe) ….Pourquoi tu dis ça ?
J.M. – Parce que tu es sur le point de sortir ton premier album
J.B. OK
J.M – Dans le rap, le premier album doit être un classique…
J.B. – ….Pourquoi tu dis ça ? (rires) Qui a dit que ça devait être un classique ?
J.M. – Tout dépend de l’ambition d’un emcee, mais l’histoire du Hip Hop a prouvé par le passé que franchir le cap d’un premier disque distingue les albums qui place les rappeurs dans une autre dimension, notamment à New York, je pense à Paid In Full d’Eric B et Rakim, Strictly Business d’EPMD, 3 Feet High & Rising de De la Soul, People’s Instinctive Travels and the Paths of Rhythm d’A Tribe Called Quest, Ready To Die de Biggie, Illmatic de Nas… Vu que tu es un enfant du Hip Hop, tu es au fait de cette histoire, est ce que en créant ce disque tu pensais à cet héritage et à la réception de ton disque qu’il implique ?
J.B. – Naaaaah….. Ecoute… Je ne me pose jamais la question de ce que peuvent attendre les autres de moi. Je me pose uniquement la question de mon rapport à la musique, de comment je la ressens. Comment je me l’approprie . Lorsque je me suis dit que j’allais faire de la musique, je suis partie de l’ambition de proposer ma musique et mon identité, mais aussi d’incarner quelque chose, je pense que je suis devenu le changement que je voulais voir dans le « Game », j’essaie de créer ce que je voudrais entendre et c’est ainsi que je peux décrire au mieux le type de musique que je fais et qui je suis.
J.M. il y a beaucoup de journalistes et gens qui te cataloguent comme un rappeur au style des 90’s et je pense pourtant que tes skills techniques, et surtout ta sélection de beat, tend vers une musique actualisée par nuances. Donc, comment pourrais-tu expliquer à ces gens en quoi ton son est bien de ton temps..
J.B. – (ndlr. Il répéte la question pour plus de compréhension.). (rires) Tu me demandes d’expliquer pourquoi ils ne comprennent pas ? (rires) Je ne peux pas… je ne peux pas expliquer ce que les gens ne comprennent pas
J.M. – J’entends par expliquer, le fait de définir ce qui rend ta musique actuelle… Tu es le mieux placé pour le faire
J.B. – A part le fait qu’on soit en 2014, je n’ai pas d’explication (ndlr :grand sourire). Les gens vont toujours essayer de vous marginaliser, de vous cataloguer et ça vous ne pourrez pas y échapper car si vous sortez de cette étiquette de rappeur des années 90 par exemple, on vous dira autre chose, il y aura autre chose… genre « ah et maintenant il essaye de sortir de son ancien style » « maintenant il est dans l’électronique et tout » ….. (rires)…. donc « FUCK IT ». Ceux qui sont des vrais fans savent ce que c’est. Ma musique possède en son sein ce qu’elle a de nouveau et ceux qui l’écoutent réellement sont amenés à le comprendre.
J.M. – il s’est passé quelque chose d’incroyable dans l’élaboration de ce disque, et j’ai lu quelque part que grâce à la fondation J.Dilla, tu as eu la chance de pouvoir poser sur des beats inconnus de J. Dilla que aucun emcee n’avait entendu avant toi et tu en as choisi un pour ton album. Comment as tu ressenti ça toi qui est un fan, il me semble, de J. Dilla ? comment était-ce de découvrir des sons inconnus que tant d’autres rappeurs aimeraient écouter ? Et comment est-ce que ce beat t’a inspiré pour ta track ?
J.B. Mec…. Tout ce que je sais c’est que quand je me suis réveillé ce matin-là, à cette session, le premier truc que je me suis dit c’est aujourd’hui j’ai une session d’enregistrement avec J Dilla… J’ai vécu une session d’enregistrement avec J Dilla.
J.M. – Il était quasiment avec toi ? vous étiez connectés ?
J.B. – Quasiment n’est pas le mot adéquat… ‘quasiment’ est un euphémisme ici. Il était avec moi…. On le ressentait partout dans la pièce, il vibrait sur la musique, il occupait tout l’espace…
J.M. – tu avais le sentiment de le comprendre, d’être connecté lorsque tu écoutais ses beats
J.B. – Oui, absolument.
J.M. – c’était une expérience spirituelle en quelque sorte ?
J.B. – Ah mais c’était parfaitement spirituel. Il était là à chaque instant. Sans exagération. Sans exagération… (NDLR. On le sent réabsorbé dans ce moment)
J.M. – Tu travailles aussi avec des producteurs comme Hitboy,. Est-ce que c’est important pour toi d’avoir différents types de beats, de t’essayer à de nouveaux univers (atmosphères), de nouveaux flow patterns pour cet album qui sort bientôt ?
J.B. – C’est toujours important pour moi d’expérimenter. Ca fait partie de mon identité artistique. C’est un choix conscient de ma part. Disons que si d’habitude je peins toujours en bleu, demain je veux pouvoir essayer bleu et jaune comme couleur. J’essaye toujours de faire quelque chose de différent. Je n’ai pas une seule méthode d’approche, j’en ai plusieurs. Si je n’arrive pas à penser de nouvelles méthodes, ça ne sert à rien pour moi d’être ici.
J.M. –Voilà en quoi ta musique est actuelle, parce que tu cherches en permanence à t’écarter de standards, qu’ils soient personnels ou rapologiques.
Essayons ici d’appréhender ton processus de création: est-ce que tu écoutes un beat en te disant celui-ci m’inspire ou au contraire tu as des textes et tu cherches un beat particulier ?
J.B. – J’aime tous les types de beats. J’aime la bonne musique. Un point c’est tout. Si c’est de la bonne musique, ça peut aller de Michael Jackson à Tupac. Tant que c’est bon et ça te marque. Quand ça touche ton âme c’est bon. Ceux (beats) qui affectent tes « inner spirits » (NDLR : il réévoque ce rapport à l’âme avec la même tonalité que l’épisode Dilla). Et c’est tout. Si le beat ne fait pas ça, il n’est pas vraiment pour moi.
J.M. – Et par exemple lorsque tu as choisi un beat de J. Dilla… quand tu l’as eu, les mots te sont venus vite ? C’était rapide à écrire ?
J.B. – Ouais, quelque chose comme ça.
J.M. –Ta démarche de recherche musicale est celle d’un vrai digger. Je mentionnais justement le fait que tu écoutes et cherches constamment de nouvelles musiques. Et ta sélection de beat est très précise. J’ai lu aussi que tu envisageais ou que tu commençais d’ailleurs à produire des beats car ça t’intéresse. Peut on s’attendre à avoir un track à la fois écrit et produit? avec tes beats et tes lyrics ?
J.B. – Oui, clairement. C’est un de mes objectifs. Et un jour je produirai un album entier. Pour moi.
J.M. – Et aussi peut-être un album instrumental ?
J.B. – Oh oui. J’en ai déjà. Et j’ai déjà fait des beats… (NDLR : A cet instant précis on sent que les substances inhalées depuis le début de l’interview font effet).
J.M. – et est-ce que c’est le cas pour cet album ? as-tu produit une des tracks ?
J.B. – Non
J.M. – D’après moi, il y a un changement entre ta première tape et la seconde. La première était un projet musical qui était éclairée par un élan d’arrogance et de confiance en soi d’un emcee qui exposait crânement un don. Summer Knights en revanche est teinté des épreuves de que as traversé. Est-ce que l’album va être un mix de ces deux atmosphères ou tu pars sur complètement autre chose ?
J.B. – Je ne sais pas. Je ne peux pas me mettre à ta place, je peux pas ressentir tes sentiments. Je ne suis maître que de mes sentiments. La façon dont toi tu l’entends et le comprends, ça m’est étranger…
J.M. – Mais c’est important pour toi aussi d’analyser comment les gens comprennent ta musique ? Est-ce que tu penses qu’il y a des tracks sur l’album que les gens vont devoir écouter une centaine de fois pour comprendre toute l’importance ?
J.B. – Oui, il n’ y a pas une seule track sur cet album que tu peux écouter qu’une seule fois et prétendre saisir le truc…
J.M. – J’ai vu aussi que tu dénonçais le fait que le hip hop soit régi par le dollar de nos jours et que d’ailleurs la plupart des rappeurs rappaient en traitant quasi systématiquement de ce thème… Est-ce pour cette raison que ta musique, tes lyrics et ton amour pour le hip hop tendent vers ses racines? Le Peace love unity d’Afrika Bambaataa?
NDLR (Bada$$ a récemment été admis au sein de la Zulu Nation, en même temps que Nas)
J.B. Oui, pour l’essentiel, mais tu sais moi aussi j’ai des tracks sur la thune. Y’a une track qui s’appelle « get paid ». On doit tous manger. On doit tous se faire de l’argent. Mais ça c’est l’état de notre monde. Mon message principal c’est toujours l’encouragement de…. il y a une citation que j’apprécie beaucoup…. « when the power of love overcomes the love of power the world will know peace » que l’ont peut attribuer à Sri Chinmoy Ghose.
Jimmy hendrix l’a reprise et davantage popularisé.
(NDLR : Sri Chinmoy, né Chinmoy Kumar Ghose (27 août 1931 à Shakpura (Bangladesh) – 11 octobre 2007 à New York (États-Unis)), est un guru indien, promoteur de la méditation, auteur d’ouvrages inspirés par le courant hindouiste de la bhakti, artiste prolifique (il aurait écrit environ 1 500 livres, 115 000 poèmes, 20 000 chansons, créé 200 000 peintures et donné environ 800 concerts pour la paix dans le monde) et athlète. Sri est un titre honorifique que l’on donne aux divinités et aux gurus en Inde. Source : Wikipedia)
J.M. – Donc tu ne digges pas que de la musique mais aussi les sources des lyrics, de la littérature ?
J.B. Ouais, c’est de la philosophie, mec.
J.M.- Ça a toujours été comme cela ? Récemment tu t’es mis à lire beaucoup… Pourquoi ce besoin ?
J.B. – la philosophie a toujours été là. En vieillissant je suis devenu un artiste et mes responsabilités sont allées crescendo. Notamment vis à vis des jeunes. Ils m’écoutent attentivement. Je dois être conscient de ce que je leur dis.
J.M. – Pour revenir aux producteurs et aux beats que tu utilises. Quand tu travailles avec un beatmaker, est-ce que c’est un travail collaboratif et participatif qui se construit à deux autour d’échanges ? ou bien quand tu reçois le beat le travail est quasiment accompli ?
J.B. – c’est différent à chaque fois. Je n’ai pas de limite à ma créativité. Je n’ai pas qu’une seule méthode, j’adopte différentes approches.
J.M. – J’ai lu que tu étais fan des Daft Punk, Tu es aussi lié à Disclosure. Peut on s’attendre à des tracks avec ce genre de beats, c’est quelque chose que tu veux explorer ?
J.B. – Oui. Tu connais Kaiser ?
J.M. (NDLR : Je ne comprends pas qu’il parle sans doute de Kiesza, présente sur les Bonus track de l’album à venir et avec qui il a déjà collaboré)
Kaiser ? Non.
J.B. – (rires) tu vas bientôt la connaître.
J.M. – Dernière question : tu es avec pro era et tout. Existe-t-il des différences dans ton processus de création quand tu roules pour toi-même et quand t’es avec toute la bande dans le studio ?
J.B. – C’est la même musique. Les émotions sont les mêmes. Bien sûr il y a plus de personnes donc il y a plus de « mindpower », c’est quelque chose de plus collectif, peut-être moins intime, C’est plus puissant. Il y a plus de voix, c’est plus polyphonique dans tous les sens du terme.
Le soir même, devant un Trianon bondé il fera appel au respect d’une crowd exemplaire dans l’observation d’une minute de silence à la mémoire de Steelo, unie derrière son Master Of Ceremony, qui sait ce qu’elle lui doit et ce qu’elle espère de ce disque à venir.
Bad4$$ sortira le 20 Janvier prochain.
Crédits Photo Mathias Hamai.
Visuel : © Johnny Nunez