De prime abord, on voit difficilement le rapport entre un concours de nouvelles et l’entrainement des Marines américains. Et pourtant, en novembre 2016, le département responsable de la stratégie militaire de l’armée de terre américaine (TRADOC) a lancé son propre concours de nouvelles de science-fiction. Non pas pour se les lire au coin du feu (même si on les soupçonne de l’avoir fait), mais pour s’inspirer de l’imaginaire d’Américains lambda pour façonner leur future stratégie militaire.
Comme le rapportait récemment Wired, les 18 récits finalistes de ce concours, dont le thème était « Les champs de bataille entre 2030 et 2050 », servent désormais de base de données pour appréhender les conflits à venir. Munitions en laser, exo-squelettes, capteurs sensoriels, les hauts-gradés forment leurs troupes sur les allégations littéraires de leurs citoyens. Étrange de penser que le budget militaire le plus important au monde fait reposer l’avenir de son institution sur l’imaginaire de sa population.
Un outil de progrès social
Mais l’armée américaine ne fait là que reproduire une technique qui a déjà fait ses preuves. La science-fiction, longtemps considérée comme un genre obscur relégué aux étagères des chambres d’adolescents incompris, est en fait un véritable outil de progrès social et technologique. Dans le domaine militaire, mais aussi dans celui de la technologie, et même de la médecine.
De la même manière que les geeks – si longtemps moqués et relégués aux seconds rôles qui meurent au bout de douze minutes de film – sont les rockstars d’aujourd’hui, la science-fiction est enfin estimée à sa juste valeur. Que ce soit sur un plan artistique ou littéraire, on observe l’entrée de la SF à l’université de façon de plus en plus récurrente. Plusieurs universités, notamment celle de Lyon proposent aujourd’hui des études scientifiques et sociétales en lien avec la science-fiction et l’enrichissement réciproque que s’apportent ces disciplines.
Littérature d’anticipation
La SF a fini par être considérée non plus comme un genre fantastique, mais comme de la littérature d’anticipation. Un glissement sémantique radical qui témoigne de la prise en considération de la vision de ses auteurs.
Aurions-nous des iPhones si Steven Spielberg n’avait pas mis en scène cet immense écran tactile dans son film Minority Report, adapté d’une nouvelle de 1956 de Philip K. Dick ? Dans un article pour The Conversation, les chercheurs Omar Rubin et Eduardo B. Sandoval notent que le « petit ordinateur décrit dans la série télévisée Star Trek il y a de nombreuses années, ressemble de très près aux tablettes d’aujourd’hui. »
Et de préciser qu’il s’agit là d’une technologie parmi d’autres apparues dans la série culte. En 2013, Mashable s’était d’ailleurs amusé à relever les dix technologies issues de Star Trek qui existent réellement aujourd’hui. (À lire aussi, le récit d’un journaliste de Slate qui s’aperçoit que Google est complètement obsédé par l’idée de créer l’ordinateur de Star Trek).
Le Frankenstein de Mary Shelley, pourtant écrit en 1818, reste une hantise dans l’inconscient collectif mais aussi dans les laboratoires des médecins et chercheurs. Transplantations, intelligences artificielles, clonage… La peur de créer un monstre qui échappe à son contrôle ou à une forme d’éthique est plus actuelle que jamais, et influence largement la législation.
À l’inverse, le principe de télékinésie fait partie des innovations majeures en médecine, elles permettent notamment, pour les personnes paralysées, de faire bouger leur membres par la pensée, à l’aide de prothèses.
L’œuf ou la poule
Alors, le monde est-il façonné par la science-fiction ? Ou inversement ? Il existe en tous cas un dialogue passionnant entre les évolutions technologiques et l’imaginaire des auteurs de SF (qui sont d’ailleurs souvent des scientifiques). Comme l’expliquent Omar Rubin et Eduardo B. Sandoval, « ce que nous attendons de la technologie dans le monde réel est souvent nourri par notre perception de la science-fiction et de son contenu. »
C’est vrai qu’on attend toujours les hoverboards et autres voitures volantes. Mais le simple fait qu’ils soient pour nous un symbole futuriste montre à quel point le cinéma et la littérature SF ont un impact sur notre perception de l’avenir.
Oracle et exutoire
Isaac Asimov lui-même écrivait dans la préface de David Starr, justicier de l’espace : « la science-fiction est une branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie. » La SF tiendrait donc un rôle ambivalent dans la manière dont nous envisageons le futur. À la fois oracle et exutoire. Oracle, parce que Jonathan Swift avait prévu en 1726, dans Les Voyages de Gulliver, que Mars avait deux lunes. Mais aussi parce qu’en 1888, Richard Bellamy a inventé les cartes de crédit dans Cent ans après ou l’an 2000.
La science-fiction est une branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie.
Et surtout parce qu’en 1969, John Brunner écrit Tous à Zanzibar qui a une résonance toute particulière aujourd’hui. L’auteur y détaillait une société dans laquelle la surpopulation empêche l’intimité, la pollution rend l’air irrespirable et toute la population est sous anxiolytiques pour éviter les tensions. Les attaques terroristes se multiplient et les villes post-industrielles comme Detroit sont désertées.
« Une conversation entre la société et la technologie »
S’ils ne sont jamais loin d’un futur possible, les auteurs de SF prennent un malin plaisir à inventer des sociétés extrêmes, qui invitent à se poser des questions sur l’avenir. Tel 1984 dans une société post-révélations Snowden, la SF nous met face à ce que nous pourrions faire de ce monde, comme pour nous mettre en garde. Les ventes du célèbre roman de George Orwell ont d’ailleurs grimpé en flèche depuis l’élection de Donald Trump.
‘1984’ sales soar as ‘alternative facts’ and Donald Trump claims echo George Orwell’s dystopian world https://t.co/XFETVfp4Nx
— The Telegraph (@Telegraph) January 25, 2017
Dans son blog sur le futur de la médecine, le Dr. Bertalan Mesko, qui se définit comme un « médecin futuriste », explique que pour lui, « la science-fiction est une forme de conversation entre la technologie et la société à propos du futur ». Il invite les scientifiques, et tous les créateurs en général à « avoir cette conversation sérieusement », à « accepter comme une vérité universelle que la science-fiction est une glue intellectuelle qui lie le désir et la réalité. Elle nous aide à dessiner le futur en nous montrant sa face sombre, ses pièges, et les lacunes des systèmes exploités par des personnes qui ont de mauvaises intentions ou des intérêts personnels. »
Visuel : 1984, Michael Radford (Virgin Films, 1984)