Le répertoire réunionnais continue d’être redécouvert d’année en année. Tour d’horizon d’une île toujours aussi fascinante.
Danyel Waro, « Mandela »
Impossible de commencer à parler de musique réunionnaise sans évoquer son plus grand ambassadeur vivant, Danyel Waro, à l’origine du renouveau du maloya dans l’île dès les années 70. Rythme issu des chants des esclaves venus d’Afrique, le maloya est une musique de souffrance, d’exil, analogue au blues occidental. Sa remise à l’honneur au XXe siècle est un acte politique pour les musiciens de la génération de Waro, disciple du grand musicien Firmin Viry et lui-même fils de planteur, antimilitariste et communiste.
Ce n’est que dans les années 90 et 2000 que sa musique traverse vraiment les océans et que son influence devient évidente, universelle. La preuve avec ce puissant hommage à Nelson Mandela, paru en 2002 sur son album Bwarouz.
Luc Donat & René Lacaille – Saint Joseph
Revenons aux origines de la musique populaire réunionnaise. Au milieu du XXe siècle, avant la renaissance du maloya, l’archipel des Mascareignes tout entier vibre au son du séga, ce rythme conçu pour la danse, qui se fait généralement à deux dans un mouvement sensuel. Sous l’impulsion des esclaves et l’influence de l’héritage afro-malgache, le rythme passe du binaire au ternaire et la musique de bal devient phénomène populaire: on l’appelle alors « sega », du mot swahili désignant l’acte de retrousser les habits, geste typique des danseuses du genre.
Si l’on ne joue pas le séga de la même manière selon l’île sur laquelle on se trouve, les instruments de base restent les mêmes : la ravane, tambour recouvert d’une peau de chèvre, et le kayamb, boîte en canne à sucre remplie de graines. À La Réunion, le « roi du séga », c’est Luc Donat.
Violoniste formé au jazz, Donat devient très populaire dans les discothèques de l’île grâce à un mélange de chanson populaire, d’humour et de jazz. Sur le titre « Saint-Joseph », on trouve déjà à ses côtés le légendaire accordéoniste René Lacaille, lui-même issu d’une famille de « ségatiers » (musiciens de séga), et qui deviendra plus tard l’une des figures les plus importantes de la musique réunionnaise.
Hervé Imare & Les Caméléons – Ti Femm’ La
Au milieu des années 70, le séga commence à battre de l’aile, et la jeunesse de l’île se passionne pour la vague pop qui arrive d’Angleterre. Se forment alors les premiers groupes de rock locaux. L’époque est alors à la redécouverte d’un patrimoine musical un temps délaissé : celui du maloya, ce blues créole né dans les plantations sucrières.
Mais ce genre renaissant se voit teinté des influences du jazz et du rock psychédélisme alors en vogue : c’est le début du « maloya électrique ». Émerge par la même occasion une nouvelle génération, avec en son centre, un collectif éphémère : Les Caméléons (parfois nommé simplement Caméléon). Cette bande, c’est celle d’Alain Péters, de Loy Ehlrich, de René Lacaille, et d’un chanteur nommé Hervé Imare.
Ecumant les bals depuis son adolescence dans les années 60, Imare devient en 1977 la voix de ce nouveau groupe qui ne connaîtra qu’un bref destin, ne laissant que quelques titres. Dont ce sublime morceau imprégné de funk, composé du poète Jean Albany, où l’on retrouve Peters à la basse et aux choeurs et René Lacaille à la guitare.
Michou – Maloya Ton Tisane
Et les femmes dans tout ça ? Alors que le maloya électrique s’apprête à connaître son essor à la fin des années 70, une adolescente se démarque du reste: Marie-Christiane Denise Ducap, alias Michou. Née elle aussi dans une lignée de ségatiers, elle enregistre son premier 45 tours à 11 ans. Son succès grandissant l’amène à croiser le chemin des Caméléons : c’est Alain Péters qui signera les arrangements de son album Tombé Levé, grand succès de l’année 1978 à La Réunion. On y trouve le petit classique « Maloya Mon Tisane », qui comprend là encore les inévitables Caméléons de Peters, Imare, Ehlrich et Lacaille.
Alain Peters – Rest’ la Maloya
Artiste tourmenté au destin fugace, Alain Péters reste, selon nous, le grand artisan de la pop réunionnaise. Alain fait dès ses treize ans la tournée des bals de La Réunion avec sa guitare, prenant part à différentes formations avant de co-fonder les Caméléons. Mais c’est au début des années 80 qu’Alain Péters trouve réellement sa voix. Atteint par la perte de son père et la séparation d’avec son épouse, Alain entame de longues années d’errance et d’alcoolisme qui imprègnent dès lors sa musique de mélancolie. Laissant de côté les formations à plusieurs, il enregistre en 1984 un 45 tours en solo, Panié su la tête ni chanté, tendre hommage aux vendeurs de fleurs des rues — ces rues-mêmes qu’il passe la fin de sa vie à arpenter.
En 1995, un soir de pleine lune, il succombe à une crise cardiaque. Il a quarante-trois ans. En tout, seule une vingtaine de chansons en solo aura été distillée au fil des années, et ce n’est qu’après sa mort que la portée de son oeuvre sera véritablement comprise. Son chef-d’oeuvre reste sans doute Rest’ La Maloya, sublime composition qui contient à elle seule toute la poésie et la mélancolie de l’artiste.
Jessica Persée – Li sem
Le répertoire réunionnais continue d’être redécouvert d’année en année. Outre de superbes compilations sur des labels comme Heavenly Sweetness ou Strut (Oté Maloya), des morceaux nous parviennent aux oreilles grâce aux efforts de diggers passionnés. C’est le cas de ce morceau. Jessica Persée n’a enregistré son premier morceau alors qu’elle n’était âgée que de dix ans, a tourné avec le projet de son père (le Persée Poliss, qui mélange reggae, rock. maloya, séga) à La Réunion et en métropole, et a déjà sorti son premier album solo Di pa papa. Enfant star, elle mène de front la vie d’artiste et la vie de lycéenne, contraires mais dans son cas, complémentaires.
Enregistré à Strasbourg, son « Li Sem » devient un tube à La Réunion. Une chanson révoltée qui dit, en créole : « La tèr la offre nout toute un ti karé, il fau nou respect la société ». Le morceau formule l’espoir et les idées de lendemains plus beaux, et est porté par cette production reggae ronde et mélodique. C’est un tube : à sa sortie, plus de 3 000 exemplaires sont vendus sur l’île ! Mais si là-bas, le titre atterrit sur pas mal de compilations, il ne dépasse toutefois jamais vraiment les limites de l’île. Vingt ans après ce tube, et alors que Jessica s’est tenue éloignée de la musique, le label « La Souterraine » a récemment déterré ce titre au charme fou. Qui a trouvé, naturellement, sa place en playlist sur nos ondes, et sur la compilation Nova Tunes 4.1, fraîchement sortie.
Trans Kabar – O Linnde
Les représentants actuels du maloya sont légion. Dans le sillage de Danyel Waro, ces dernières années, on trouve des formations essentielles comme Grèn Semé ou Lindigo. Au sein de cette nouvelle scène fleurissante et variée, attardons-nous sur Trans Kabar, l’un de nos coups de coeur récents. Ce quatuor installé à Paris est résolument réunionnais — et pour cause, son chanteur Jidé Hoareau n’est autre que le neveu du grand Danyel.
Du maloya, ils gardent le kayamb, et le « fonnkèr », l’énergie qui enflamme la gorge et amène la transe. Ici, le tempo s’accélère sous l’influence du rock. Le nom du groupe, Trans Kabar, fait référence à la transe et à la transversalité, mais aussi à la fête: le « Kabar », c’est le nom donné aux célébrations où se jouait à l’origine le maloya. Leur premier album Maligasé se saisit du répertoire traditionnel du genre, comme ce superbe « O Linndé », chant typique des servis kabaré, les cérémonies d’hommage aux ancêtres, qui se voit transformé en feu de joie électrique.
Sheitan Brothers – Gardien Volcan
Finissons sur une note électronique. En 2019, le label InFiné publiait Digital Kabar, compilation qui s’intéresse à la fusion des rythmes réunionnais et de l’électro. Un alliage qui ne date pas d’hier mais depuis les années 80-90, avec des vétérans de l’expérimentation comme Ti’Fock ou Jako Maron. Aujourd’hui, les représentants les plus remarquables de cette scène s’appellent Loya ou encore Labelle. On peut les retrouver sur cette compilation aux côtés des Sheitan Brothers qui, bien que métropolitains, reprennent ici le titre « Ici La Réunion » de Melanz Nasyon.