Ah, le Krakatoa … Un cas à deux « K », et à deux occurrences.
La première ? Un volcan indonésien connu pour son éruption des 26 et 27 août 1883. Une catastrophe tragique, effarante, l’exact inverse du jus de viande dégoulinant d’un amas de purée lyophilisée : une explosion équivalente à 10 000 Hiroshima, assourdissant quiconque se trouvant à moins de 180 km de là, déclenchant des tsunamis aux vagues colossales, des déluges de cendres, des ciels rouges jusqu’en Europe et aux USA (c’est un de ceux-là qu’on voit sur le célèbre Cri de Munch).
La deuxième, c’est celle qui nous intéresse ici. Loin de la ceinture de feu du Pacifique, c’est du côté de Mérignac, banlieue ouest de Bordeaux, que l’on découvre l’autre Krakatoa – ou le « Kraka » pour les intimes. L’une des quatre SMAC de la métropole girondine. Une salle historique, polyvalente, active depuis l’aube des 90s, à cette lointaine époque où Gamine et Nwar Dez’ se tiraient la bourre.
Depuis – ça fait trois décennies maintenant – le Krakatoa en a vu passer, des artistes, avec leur lot de riders, d’amplis à 11 et d’instruments rutilants ou déglingués. Avant Voyou, le dernier passé par le cratère arlacais, on peut déceler une myriade de noms classieux épinglé au tableau de chasse : le Gun Club (1990, 1992), Screamin’ Jay Hawkins (1991, 1995), The La’s (1991), PJ Harvey (1993, 1995), Nick Cave & The Bad Seeds (1994), Blur (1994), Tindersticks (1997, 2009), Air (2001, 2004), Sébastien Tellier (2001), Amadou & Mariam (2001, 2009), The Strokes (2002), Brigitte Fontaine (2004, 2010), Odezenne (2008, 2012, 2016), Bertrand Belin (2010, 2015, 2019), Mustang (2014), Ty Segall & The Muggers (2016), Lee Fields & The Expressions (2017) ou encore Altin Gün (2019), sans oublier le parrain des lieux, le saxophoniste funk Maceo Parker dont le douzième passage a hélas été reporté aux calendes grecques.
Voilà une liste qui en impose ; et on en a oublié plein, bien sûr. Au besoin, pour se rafraîchir la mémoire, on pourra avantageusement se tourner vers les portraits tirés, au collodion humide (plus à l’ancienne, tu t’appelles Nicéphore !), par le « chercheur de lumière » Pierre Wetzel, photographe attitré du lieu depuis 1998.
Aussi, vous comprendrez qu’on prend volontiers sur notre bonnet l’idée d’y faire un crochet, pour prendre des nouvelles, voir ce qu’ils ont sur le feu, nous réchauffer aux flammes de quelques belles émotions musicales, de soirées sympathiques. Ce que le Krakatoa nous a répondu – histoires, espoirs, souvenirs, avenir ? C’est là. Micro ouvert, générique.
Nova Bordeaux : Racontez-nous l’histoire de la salle. Quelle est sa philosophie, son identité ?
Krakatoa : « À la fin des années 80, la scène locale des clubs, des caves et des bars rock bat son plein. Il émane des rues bordelaises une énergie enthousiaste, une envie de créer et de rassembler, mais un manque subsiste, celui d’une salle de concert dédiée exclusivement aux musiques actuelles. C’est ce manque qui sera à l’origine du Krakatoa.
À l’époque, Didier Estèbe (qui dirige encore la salle à ce jour) manage Noir Désir. Inspiré par l’éclosion d’initiatives qu’il voit jaillir au fil des tournées, il fonde avec d’autres activistes l’association Transrock, dans l’espoir d’apporter du soutien aux artistes locaux par la création d’un lieu d’échange, de transmission et de partage autour de la culture rock. Mais où donc implanter ce projet ? Il frappe aux portes de la mairie de Bordeaux puis à celle de la ville de Mérignac, déterminé à être entendu. C’est finalement lors d’une résidence à la Salle des Fêtes d’Arlac que le déclic se produit : le lieu est « roots » mais des sensations particulières se dégagent de l’espace et de son acoustique.
C’est le coup de foudre. Immédiatement, Didier sait qu’il a trouvé le lieu idéal pour son projet, ce qu’il défend au maire mérignacais de l’époque, Michel Sainte-Marie. Il souhaite faire de cette salle un lieu de rencontre inclusif, accessible, mélangeant les genres et les formats ; un projet non seulement axé sur la diffusion mais aussi sur une démocratisation culturelle forte, en termes d’initiation à la musique et de transmission des savoirs. Il s’engage également à respecter le voisinage de ce quartier plutôt résidentiel, car, oui, au Krakatoa, les concerts s’arrêtent à minuit, mais rassurez-vous la salle ne se transforme pas en citrouille pour autant !
Non sans surprise, le maire se montre enthousiaste. Les premiers concerts ont lieu au printemps 1990 – avec un live des Soucoupes Violentes pour ouvrir le bal. La Pépinière, dispositif d’accompagnement artistique et professionnel, voit le jour en 1993, suivi de la mise en place d’un pôle médiation. En 1996, la salle obtient le label SMAC dès sa création par le Ministère de la Culture ; elle l’a toujours, vingt-cinq ans plus tard. »
NB : Quelle est la couleur musicale, la ligne artistique que vous portez ?
K : « La couleur musicale du Krakatoa est historiquement pop-rock mais tend vers une ouverture plus globale. Toutes les tribus des musiques actuelles sont les bienvenues. Ludovic Bousquet, notre programmateur, défend la diversité culturelle qui nous caractérise, en offrant une programmation d’artistes locaux, nationaux et internationaux, et en soutenant des esthétiques en marge de l’industrie du disque. »
NB : Parmi les derniers événements, les derniers concerts que vous avez programmés, lequel, lesquels vous ont tout particulièrement marqué ?
K : « Sur un plan engagé, le concert en soutien aux ouvriers de l’usine Ford lors de notre soirée de solidarité « Ford Blanquefort, Même Pas Mort ! » en 2019 était lourd de sens et nous a toutes et tous marqués au Krakatoa.
Le concert d’Altin Gün comme le concert acoustique de The Inspector Cluzo ont aussi particulièrement marqué nos équipes qui nous en parlent encore avec nostalgie et étincelles dans les yeux. L’atmosphère envoûtante, l’odeur des bières, les déhanchés endiablés et l’énergie communicative qui y régnaient nous laissent encore de très beaux souvenirs.
Le concert de Voyou en octobre dernier restera également dans nos mémoires. En effet, c’est le dernier concert à avoir eu lieu au Krakatoa, et bien que la configuration assise – testée pour la première fois ce soir-là – ait pu en laisser certains sceptiques, la fin du show en bord de scène, guitare-voix, était sublime. Après nos six premiers mois de fermeture en raison de la crise sanitaire, ce concert a fait énormément de bien, et il résonne aujourd’hui comme un instant volé. »
NB : Quels sont vos projets, vos envies, vos utopies pour la suite, à commencer par cette année 2021 ?
K : « Pour 2021, la liste de nos envies est bien longue ! Nous trépignons d’impatience, les concerts et le public nous manquent. Face à la crise sanitaire, nos différents pôles ont su s’adapter afin de poursuivre au mieux leurs missions, et l’équipe du Krakatoa ne chôme pas : des ateliers en visio, du conseil aux artistes, des résidences, des captations, des tournages. Lorsque les établissements scolaires étaient ouverts, le pôle médiation continuait de proposer des concerts, des ateliers de création et d’expression, de la crèche au lycée.
Cependant, il règne un profond sentiment de frustration, et surtout un désir constant de retrouver à nouveau tous les espaces d’exploration, de rencontres et de création, limités et contraints par la situation actuelle. Nous sommes donc sur le pied de guerre pour une réouverture !
Cela ne nous empêche pas de rêver à de nouveaux horizons : dans l’optique d’un accueil optimal et d’un lieu plus favorable aux problématiques écologiques, on a pris rendez-vous pour se refaire une beauté, et il n’y a là rien de superficiel ! Un projet de rénovation du Krakatoa est en route, le K-2. Car si, depuis son origine, le Krakatoa a dû (et su) s’adapter au bâtiment, en se concentrant sur la diffusion et l’accompagnement, aujourd’hui, l’esprit et l’envie de création de toute l’équipe et de tous les acteurs qui participent à la vie du projet, se voient limités dans l’espace. Ce n’est plus au projet de s’adapter au lieu, mais au lieu de s’adapter au projet culturel et artistique du K-2. Nous rêvons d’un lieu écoresponsable, d’un lieu de rencontre, de partage et d’expérimentation ouvert et accessible au plus grand nombre. Et surtout, nous souhaitons pouvoir nous concentrer sur toutes les scènes culturelles : diffusion, découverte, accompagnement et création. En un mot : être et rester un volcan qui fait du bien ! »
Avec ce leitmotiv en ligne de mire, le Krakatoa vous offre une flopée de compilations CD de la Pépinière, de totebags et de places de concerts. Pour jouer, rendez-vous par ici, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avec le mot de passe Nova Aime.