Quand Jean-Michel Jarre était un gamer.
Près de trente ans après la sortie du jeu français L’Arche du Captain Blood, comment un morceau de Jean-Michel Jarre s’est-il retrouvé dans la bande son ? Un symbole oublié de la libération des mélodies sur pixels, né de la rencontre de deux illuminés : l’un musicien, l’autre développeur.
En 1987, le Minitel squatte les foyers, le premier Macintosh est né et les bornes d’arcades envahissent les salles de jeux. Philippe Ulrich, un des fondateurs d’une des premières sociétés françaises d’édition de logiciel, ERE informatique – qui deviendra en 1990 Cryo Interactive – bûche avec le programmateur Didier Bouchon sur un nouveau projet de jeu vidéo.
Il s’appelle L’Arche du Captain Blood et propose une intrigue démentielle pour l’époque : le voyage intergalactique d’un alter ego informatique, contraint de neutraliser ses cinq clones perdus dans l’espace.
De son côté, le savant fou de l’électro-acoustique, Jean-Michel Jarre, fabrique depuis plus de dix ans une musique synthétique inédite, marquée par la bouffée d’Oxygène, son premier album. Une de ses dernières explorations sonores, Zoolook (1984), brodée autour de sonorités qu’il a capté en parcourant le monde, finit d’en faire un avant-gardiste respecté.
Ethnicolor
L’Arche du Captain Blood sera bientôt prêt. Ne manque plus que la musique. Par l’intermédiaire de Michel Geiss, un ami en commun, Ulrich fait la rencontre de Jean-Michel Jarre. Ils se retrouvent un jour d’été dans le studio du musicien, à Chatou, en région parisienne. Philippe Ulrich n’est pas venu les mains vides, et pour cause, c’est avec un Atari ST sous le bras qu’il vient présenter les prémisses visuelles de son jeu vidéo. Un nouvel ordinateur qui dispose notamment de programmes de montage audio.
Jean-Michel Jarre est fasciné. Le développeur lui propose alors d’utiliser un des morceaux de son album, Zoolook, pour le générique de Captain Blood. Il s’agit d’Ethnicolor, une envolée pénétrante, à la poésie industrielle, construite à partir de la démultiplication d’une voix humaine, qui rappellent certaines des missives séquencées de Kraftwerk.
Version virtuelle
Avant même que Jarre ne donne son aval, Philippe Ulrich rentre chez lui et commence à travailler à partir de ce morceau sur une séquence de trois minutes. Fin des années 90, ce sont les développeurs – souvent loin d’être mélodistes – qui programment la musique de manière à ce que le morceau codé coïncide avec la rythmique du jeu.
Par chance, Philippe Ulrich a l’oreille musicale, étant lui-même producteur électro. Il revient dans le studio de l’artiste, lui fait écouter cette nouvelle version, bâtie à partir de quatre mesures du morceau original.
La séquence est plus rythmée. Ulrich lui a donné un souffle aventurier, mécanique et froid. Elle débute sur un roulement lancinant, rejoint par du synthé et une voix cette fois déshumanisée, tour à tour ralentie puis accélerée. Jarre est conquis. Il lui cède les droits du morceau, qui devient le générique de l’Arche du Captain Blood. Jean-Michel Jarre s’est pris au jeu. Il continue de faire évoluer ses morceaux en pixels. Sur Bomb Jack (1986) et Yie Ar Kung-Fu (1986) notamment. Dans une interview accordée à Greenroom, il revient sur cette époque. « J’étais assez obsédé par le fait de travailler avec le son des premiers jeux vidéos du style Pacman et Donkey Kong », dit-il.
Objet culte
Tout comme la musique de Jean-Michel Jarre, l’Arche du Captain Blood est en avance sur son temps. On est loin des deux ou trois uniques sons contenus par les premières bornes d’arcades. La technologie n’est plus une limite, c’est un support d’expression qui, dans les années 90, permettra l’apparition de thèmes plus longs – pour Super Mario Bros ou Final Fantasy notamment – devenus des hymnes.
Le jeu vidéo sort en 1988. Ses visuels hors norme combinés à la musique de Jean-Michel Jarre en font un objet culte, vendu à près de dix mille exemplaires trois jours seulement après sa sortie. Selon un échange par mail retrouvé sur un forum consacré à l’artiste lyonnais, Ulrich confiait sur cette collaboration « il n’y a pas eu un centime échangé sur cette transaction, c’était un coup de foudre entre artistes, ça existe encore je peux vous l’assurer. Jean-Michel aura droit éternellement à mon respect. »
Photo : © Katarzyna Średnicka