Et qu’en reste-t-il
À l’heure d’une musique post-moderne où la question des mouvements musicaux est révolue, la pop est aujourd’hui confrontée à un éclatement des registres en une infinité de sous-genres dont les distinctions sont de plus en plus techniques, mais aussi parfois géographiques.
Depuis le Nord
Le genre que l’on appelle le « skweee » obéit à ces deux prérequis : il est à la fois dirigé par une démarche musicale précise, et est aussi cantonné à une région, la Scandinavie. Alors, quel tropisme et quelles ambitions musicales justifient une dénomination particulière à ce genre musical venu du nord de l’Europe ?
Il convient tout d’abord d’ancrer l’émergence du genre dans son époque. Les premières occurrences du néologisme sont à relever autour de 2005-2006, dans une période où les innovations en termes de productions et de recherches sonores sont à retrouver du côté de Timbaland et des Neptunes, qui imposent au monde un R’n’B pop qui fait tomber les disques de platine tout en renouvelant la richesse de production du genre, et apporte une modernité nouvelle à la funk et la soul dont il découle naturellement.
En France, à l’opposé, la musique électronique sent les prémices d’une déferlante, celle de la « French Touch 2.0 » avec un premier hymne, Waters Of Nazareth et une Face B Carpates du duo Justice, quand le label Institubes travaille déjà dans l’ombre sur des maxis de Surkin et héberge Para One. La démarche est nettement plus crasse et punk, se détournant du groove pour infrabasses et saturations dans une énergie plus rock et brutale.
Dans l’ombre des caves finlandaises et suédoises, une génération de producteurs travaille dans un registre radicalement différent… Mais qui pioche pourtant dans les deux angles précédemment cités, une structure pop, mais une approche radicalement lo-fi.
Funk lo-fi, synthétique et rococo
Le skweee pourrait se définir comme une funk lo-fi totalement synthétique et rococo, surchargée de sons, bips, et stridences quasi 8-Bits extraits de synthétiseurs et qui emprunte pourtant au R’n’B, au hip-hop et au dancehall, notamment dans son tempo. Ce dernier avoisine davantage les 90 battements par minutes (BPM) que les 120 BPM qui est l’un des tempo phares de la musique électronique, house en tête. Sa composition obéit au principe de superposer des strates et des strates de mélodies synthétiques mais dans un écrin qui reste un format pop. De la musique pensée comme des onomatopées, où les lignes mélodiques du hip-hop et du R’n’B, souvent les voix, sont remplacées par du son trituré que l’on pourrait trop facilement assimiler à du 8-Bit mais dont les structures de compositions sont en fait plus complexes qu’elles ne l’apparaissent, et sont surtout jouées avec des claviers.
Ce qui est formidable avec le skweee, pour les journalistes, c’est qu’il y a une adéquation entre le nom et le genre… Et que ce dernier a été théorisé par l’un des ses pionniers. Ce pionnier c’est Daniel Savio, et la démarche qui a été la sienne pour composer l’un des tous premiers morceaus de skweee a été d’épuiser toutes les capacités sonores d’un de ses synthétiseurs, le Roland Alpha Juno-1. Bidouiller l’appareil dans tous les sens pour lui faire cracher tout ce qu’il avait dans le bide. Un peu comme l’on comprime un tube de dentifrice pour en utiliser jusqu’à la dernière goutte. Il y a un verbe pour cela en Anglais : to squeeze out. Et c’est de ce verbe que dérive le skweee.
Jusque dans son nom-même il y a quelque chose de l’ordre du ludique dans les tribulations du skweee, l’idée de pousser les machines dans leur retranchements quitte à tomber dans l’écueil de la surcharge, de la surabondance. Faire le maximum avec un minimum d’équipement.
Et ce qui est particulièrement fascinant avec ce rococo électronique lo-fi venu du Nord, c’est qu’il a en son sein quelque chose qui l’annihile presque par nature, une sorte d’auto-dérision permanente, une approche enfantine dans le registre du jeu qui s’apparente parfois à une balle dans le pied tant elle refuse de se prendre au sérieux. On le retrouve notamment dans le titrage des morceaux des producteurs, qu’il s’agisse de “Rick James is Dead” ou encore “Skweee Like a Pig ».
Lorsque Daniel Savio théorise la musique qu’il est en train de composer et tripatouille son Roland Juno dans tous les sens tel un enfant qui appuie sur toutes les touches d’un instrument Fisher Price, Il enregistre un 45 tours pour le label pionnier du Skweee : Flogsta Danshall.
Il enregistre donc des 45 tours à l’heure où Myspace était devenue la plateforme phare pour découvrir de la musique… comme une volonté de ne pas trop s’exposer.
Mais cet amusement et cette euphorie a aussi quelque chose de contagieux, qui fédère comme un état d’esprit et qui peut laisser croire à la création d’une scène avec un style et des attitudes communes.
Deux labels croient alors en cet état d’esprit, et cette communauté qui veut jouer (dans tous les sens du terme) de cette musique : Flogsta Danshall (Suède) puis dans un second temps Harmönia (Finlande).
La figure du fondateur de Flogsta Danshall, Pavan (Frans Carlqvist de son vrai nom), est donc particulièrement intéressante pour comprendre le genre. Il fait quant à lui remonter l’apparition du genre Skweee en 2001…. À l’un de ses propres morceaux.
Sa démarche était de sortir des rythmes de la techno et de la house… « La musique électronique n’existait pas vraiment à des tempos de 90 BPM, on m’avait demandé de composer des extraits sonores de 15 à 20 secondes, j’ai donc fait un morceau débile de « computer-funk » intitulé Default Deluxe, j’essayais jusqu’alors de faire des morceaux que je pensais comme hip-hop, mais c’est là que j’ai réalisé que ce style était plus intéressant en étant instrumental ».
Ces toutes premières élucubrations musicales, Pavan voulait les nommer « Prim », dans un retour aux aspects primitifs de la musique, mais au moment de la composition du 45 tour Bubble Bump par Savio, il a dit reconnaître que l’image du « skweee » était nettement plus efficace.
Et puis un beau jour, au nord de la Suède, Pavan a découvert Beem, autre alter-ego qui produisait du hip-hop et du R’n’B sans utiliser le moindre sample mais uniquement des émanations sonores de ses synthés. C’est avec ce Beem, en 2005 qu’ils signèrent les deux premiers 45 tours du label Flogsta Danshall (Punt Kick/Crank Up), définissant par là un registre sonore. Puis vint « l’incontournable » The Bubble Bump / Yu ♥ Bibimbab.
Et vous avez là la sainte trinité du Skweee : Pavan, Beem et Savio.
Au cours de différentes tournées à travers le pays, Pavan fit ensuite la rencontre de Mesak et Randy Barracuda, deux autres grandes figures du skweee. Deux musiciens venus de Finlande, comme le mirage d’une conquête du monde. La production de skweee versant finlandais devient une antenne satellite qui se transformera elle aussi en label à Helsinki : sous le nom d’Harmonia.
Deux labels, deux pays.
La première sortie officielle du label suédois date donc de 2005. 4 ans plus tard, le label avait sorti onze 45 tours et une compilation : The Museum of Sound. De la même manière, le 45 tours est un format qui fut aussi adopté par Harmonia, avec une série de sorties mais aussi deux compilations : Harmonia Presents: Skandinavian Skweee Vols. 1 and 2.
Une fois ces structures mises en place, elles deviennent les deux poumons de la scène et représentent à elles deux l’ensemble des artistes que l’on peut qualifier de skweee, en incluant Rigas Den Andre, Claws Costeau, Boyz of Caligula et Eero Johannes.
Toutefois en approfondissant un peu au cœur des acteurs de ce « mouvement » tel que défini ci-dessus, on peut noter un certain nombre de variations entre les producteurs. Si l’on se penche ainsi sur le LP de Daniel Savio, Dirty Bomb paru en 2009, on constate des tempo très lents, une recherche très mélodique. Chez Randy Barracuda, homologue finlandais, les productions tendent parfois plus vers des rythmiques de Jungle. Un des titres qui fait peut-être le mieux la synthèse de ce qui est l’essence du skwee dans ses variations est le morceau au titre formidable We Could Be Skweeeroes qui commence comme un morceau au rythme hip-hop et se fait ensuite parasiter par des sonorités éclectiques qui s’apparentent presque à des solos.
Ce son si particulier, Pavan l’explique par une réaction contre la musique de club qui était « beaucoup trop chiante » au début des années 2000. Selon lui rien d’intéressant ne se passait alors, et même le dubstep et le grime ne l’intéressait pas.
Et il est vrai que le Skweee peut être perçu comme l’antithèse coloré du dubstep, la version fun face à l’aridité.
Structures et différents styles, le skweee remplit alors les critères qui peuvent laisser penser à la légitimité d’une scène et peut commencer à se faire une renommée. Son paroxysme sera entre 2008 et 2009, où les deux labels multiplieront les sorties, mais surtout à la suite d’une performance sous forme de soundclash à la Mecque des musiques électroniques lors de l’édition 2008 du Sonar. Une introduction au monde sur l’une des scènes les plus importantes d’Europe et face à l’un des publics les plus avertis…
Le skwee : mouvement en autarcie
Ce moment T est la plaque tournante du mouvement skweee, on peut y voir des conséquences majeures, certains disent que les soirées « I Can Skweee Clearly Now » d’Helsinki, Basstronomisk Institutt de Bergen ou encore le « Skweee Marathon » de Stockholm ont alors connu un intérêt international. D’autres notent que fin 2008, le label anglais Planet Mu s’est mis à sortir des disques de Skweee et à Oslo un nouveau label a vu le jour : dødpop. Savio a même eu le privilège de faire une tournée aux États-Unis…
D’autres observateurs par contre, notent plus cruellement que ce fut là la seule participation d’artistes skweee à un festival de cette envergure. Force est de constater en effet que comme pour la plupart des scènes hors du circuit États-Unis/Royaume-Uni, la scène skweee fonctionne en autarcie et son impact sur d’autres genres musicaux est assez minime.
Il y a quelques mois encore, Pavan retrouvait ses copains d’Harmonia pour la soirée des 10 ans du label tout en continuant à sortir un ou deux disques par an, mais cette réunion se déroulait dans un bar à Pizza devant un parterre clairsemé.
Pour le réalisateur italien Lacopo Patierno, proche de la scène et qui a tourné un documentaire sur l’année qui a vu jouer la petite bande au Sonar, « il y a beaucoup de choses qui ont changé depuis cette période-là, les artistes ont eu des enfants et ont fondé une famille, produire de la musique n’a jamais été ce qui leur permettait de vivre et le nombre de productions s’est écroulé avec le temps…. »
On ne pourra en aucun cas leur reprocher d’avoir essayé et d’y croire, et comme on peut le constater il existe encore des événements Skweee… En octobre dernier à Paris le Serendip Lab festival organisait une soirée Skweee en ouverture de ses évènements… Qui sait ? Il ne manque peut-être qu’une nouvelle génération au genre pour prendre de l’ampleur.
Quant au documentaire, il est disponible en intégralité ci-dessous.
Visuel : (c) DR