Cachez-donc ce coming out que Youtube ne saurait voir.
Retour au Moyen Âge pour Youtube. La formule est anachronique mais difficile de caractériser autrement la politique de la plateforme en matière de protection des “publics sensibles”. Le mode “restreint”, particulièrement destiné aux enfants et aux adolescents, permet de filtrer les vidéos. Les contenus violents, abordant des sujets comme “la drogue ou les troubles alimentaires”, mais aussi certaines vidéos de la communauté LGBT.
Le système est en place depuis 2010 mais n’est que très peu utilisé (1,5% des vidéos sont regardées en mode restreint, selon la plateforme). Il a donc fallu plusieurs années pour que les youtubeurs LGBT se mobilisent contre la discrimination que représente cette censure. Mais le week-end dernier, le mot se répandait comme une trainée de poudre et c’est une communauté toute entière qui demande désormais à Youtube de réagir.
La censure sur le site, détenu par Google, est une problématique récurrente, car elle prend de nombreux chemins détournés. Entre la démonétisation des vidéos pour cause gros mots ou de nudité, la fermeture d’une chaîne pour des raisons de droits d’auteur (Jean-Luc Mélenchon connait bien le concept), et aujourd’hui les vidéos invisibilisées dans le mode “sécurisé”, Youtube fait sa loi en toute tranquillité.
“Inappropriés”
Selon le site, qui s’est fendu d’un premier communiqué lundi, le but serait de ne pas montrer aux enfants ou aux familles des contenus “inappropriés”. La plupart des vidéos bloquées sont des récits de coming-out par des personnes homosexuelles, de transition par des personnes transgenres, ou tout simplement des histoires amoureuses, voire des défis on ne peut plus inoffensifs réalisés par des couples homos.
La vidéo ci-dessous est considérée comme “inappropriée” par Youtube, merci de protéger les yeux des enfants, on y voit deux amoureux tester des baumes à lèvres parfumés.
Le puritanisme américain qui n’est pas étranger à la politique de Google/Youtube aurait presque pu justifier que la plateforme considère comme inappropriée qu’un adulte raconte ses relations amoureuses à des enfants.
Mais l’argument tombe à plat avec l’exemple de la youtubeuse australienne Neon Fiona, qui se revendique bisexuelle. En mode restreint, elle a vu seulement une partie de ses vidéos bloquées (attention, surprise), celles qui parlent de ses copines. Youtube n’a visiblement aucun problème avec le fait qu’elle raconte ses relations hétérosexuelles à des enfants. Mais qu’elle cache donc sa bisexualité que les innocents petits anges ne sauraient voir.
Ce que la plateforme a qualifié de “bug” de cet outil dans un deuxième communiqué (lorsqu’elle a compris que “protéger les enfants” n’était pas le meilleur argument possible), c’est ce qu’on appelle communément “homophobie”.
La sexualisation des communautés LGBT
La youtubeuse Rowan Ellis, dont la chaîne analyse et vulgarise la culture pop, queer et féministe, s’est faite porte-drapeau de la contestation. Dans une vidéo intitulée “Youtube is Anti – LGBT?”, elle revient sur la sexualisation historique des homosexuelles et homosexuels, accuse Youtube de perpétuer un cliché qui blesse et diabolise et sexualise la communauté depuis toujours.
“La sexualisation des personnes queer et trans est rampante. C’est un poison qui fait de nous une communauté “inappropriée”. Quand j’étais à l’école, et que je cherchais sur internet des renseignements sur des groupes de soutien LGBT par exemple, et ils étaient tous bloqués, spécifiquement pour cause de “contenu LGBT”. On m’avait dit à l’époque qu’aucun membre de l’équipe pédagogique ne pouvait se dire ouvertement homosexuel, ou même se poser comme un référent ‘safe’ pour les enfants LGBT, parce que ‘des relations inappropriées pourraient se former’. Le résultat de tout ça, c’est que les enfants queer sont dans l’impossibilité de trouver des soutiens.”
Soutien de la jeunesse queer
Car au-delà des relents homophobes, dans cette affaire, le problème est bien plus large. Youtube s’est constitué au fil des années comme un ciment qui consolide les communautés LGBT. Un médium d’expression libre et simple, où les adolescents qui questionnent leur orientation sexuelle peuvent trouver conseils, réconfort et soutien.
Le mode “restreint” est activé par défaut dans les établissements scolaires, et il est recommandé aux parents de l’activer sur les ordinateurs familiaux. Il bloque donc les vidéos qui parlent de coming out, d’homosexualité et d’acceptation, celles qui sont parfois la seule porte d’entrée dans la communauté.
C’est notamment ce que nous explique Steven Cuvelliez qui a créé la chaîne Youtube Le Point Gay : “J’ai été un jeune homo dans une ville où aucun de mes proches ne s’affirmait LGBT, raconte le jeune homme de 24 ans. Je n’avais personne à qui demander conseil et ça a été très compliqué pour moi. À l époque, les youtubeurs gays francophones étaient inexistants. Je veux offrir à tous ces jeunes la possibilité d’avoir un modèle qui pourrait les aider à traverser l’adolescence avec le moins de difficultés possibles. Le problème du mode restreint, c’est qu’il peut potentiellement m’empêcher de toucher ce public.”
Pour la youtubeuse Queer Chrétien(ne), alias Flo, qui expose sur sa chaine youtube son parcours en tant que bisexuelle dans la communauté chrétienne, le paradoxe est agaçant : “J’aurais aimé que mon moi adolescent ait accès à ce genre de contenu. Je fais tout pour que mes vidéos soient regardables par un public sensible, un public chrétien. Et pourtant, certaines sont inaccessibles en mode restreint.”
Hypocrisie made in Youtube
Mais loin de nous l’idée de diaboliser outre mesure ce charmant mode restreint. Il a au moins l’avantage d’écarter de la vue des enfants les centaines de vidéos intitulées “Pourquoi je hais les gays” qui pullulent sur la plateforme.
Un peu comme Pornhub lance des vidéos d’éducation sexuelle, Youtube appose un filtre grossier, pour éviter de regarder en face la montagne de travail qui l’attend de pied ferme avec une pancarte “MODÉRATION”.
Visuel : (c) capture d’écran Youtube