En Guadeloupe, une nouvelle forme de révolte ?
Un son métallique, un beat hypnotique, une basse lourde, des lyrics entêtants, le tout enrobé dans un son de très mauvaise qualité : Jail House Prod, le mini groupe du rappeur Lutin et de son acolyte Reyel Ay, formé lors de leur incarcération au centre pénitentiaire de Baie Mahault, en Guadeloupe, résonne de l’amertume des détenus.
Des improvisations faites à la va-vite, le plus souvent à l’insu du personnel pénitencier, qui livrent des messages pour les amis et des menaces pour les ennemis, qu’ils soient dehors ou dedans. Un son fait de rythmes saccadés, de basses puissantes et de paroles débitées rapidement, qui tournent autour de la violence de gangs et de la vie de la rue.
Dès sa sortie de prison, en 2015, Lutin sort une version studio d’un de ses freestyles, baptisé « Yo Wonte », en duo avec Reyel Ay qui lui avait envoyé son couplet par Whatsapp depuis la prison. Le titre, qui parle d’armes et de bracelet électronique, cartonne sur Youtube et transforme l’ex-détenu Lutin en un rappeur incontournable de la scène guadeloupéenne.
La trap, langage authentique
Sous-genre du hip hop, la trap émerge au sud des États-Unis au début des années 2000 et gagne ensuite les Caraïbes. Les paroles crues, qui traitent de la drogue, de la violence, et de la lutte pour la reconnaissance et le succès, trouvent un certain écho dans les îles des Antilles françaises. Particulièrement en Guadeloupe, où le trafic de cocaïne et les vols avec violence ont explosé ces dernières années. Un contexte qui pousse nombre de jeunes à chercher une forme de musique en rapport avec leur quotidien.
La trap se veut authentique. « La référence à la rue et à l’authenticité n’est pas un élément nouveau dans le rap : en France et aux États-Unis, ces termes sont utilisés depuis longtemps lorsqu’il s’agit de défendre la crédibilité d’un rappeur au sein de l’univers du rap », explique le chercheur Séverin Guillard, docteur en géographie à l’université Paris-Est, spécialiste des représentations et des pratiques de l’espace urbain. « Néanmoins, la trap renouvelle la manière dont se construit cette authenticité, et les images et les expériences sur lesquelles elle s’appuie ».
En clair, il ne faut plus simplement évoquer ce monde, mais le vivre. Et un passage derrière les barreaux n’est plus un repoussoir mais plutôt un atout marketing. « Certaines grandes figures de la trap américaine ont un parcours similaire à celui […] observ[é] en Guadeloupe : Gucci Mane, par exemple, est célèbre pour ses multiples allers-retours en prison, et en a même fait un argument de carrière » poursuit Séverin Guillard. Le chanteur originaire de Birmingham en Alabama a en effet effectué une demi-douzaine de séjours derrière les barreaux entre 2001 et 2016, pour possession de cocaïne et d’armes à feu, et même pour meurtre (en légitime défense toutefois).
« La trap life, c’est prendre des risques, trap or die »
C’est à mi-chemin entre les rues calmes et les maisons défraîchies du centre de Pointe-à-Pitre et l’aéroport, sur la commune des Abymes, que Yungspliff a installé son studio d’enregistrement. Marley, de son vrai nom, est technicien du son dans le civil. Son truc, c’est de composer des instrus de trap. C’est lui qui a produit Yo Wonte pour Lutin et Reyel Ay.
Dans la cour de la maison qu’il partage avec Hendricks, son jeune frère, il raconte son parcours musical entre deux rugissements de moteurs d’avion venus de l’aéroport, tout proche : « j’ai commencé à travailler avec Lutin à sa sortie de ‘vacances’, mais je lui envoyais déjà des beats quand il y était », glisse Yungspliff, tout en euphémisme.
« Il y a plein de vidéos sur internet de gars qui chantent sur des sons à moi en prison. » continue le jeune Guadeloupéen. Quand on lui demande comment il définit sa musique, il répond sans hésiter avoir été influencé par la musique de rue américaine. « La trap, en gros, c’est faire quelque chose, c’est faire de l’argent. La trap life, c’est prendre des risques, trap or die », affirme le beatmaker, en glissant une référence au titre « Get ‘Em Jeezy » de Young Jeezy. « On retrouve cet état d’esprit en Guadeloupe, celui du Dirty South. Contrairement à la métropole, on a des vrais ghettos en Guadeloupe, à la jamaïcaine, où tu peux acheter du crack dans la rue. »
Un vrai ghetto, Boissard en était un. C’est dans une des cases, aujourd’hui détruites, de ce qui a été le plus grand bidonville de France, qu’a grandi le chanteur Gucci C. C’est davantage grâce sa ressemblance physique avec le rappeur d’Alabama qu’à cause de son goût pour l’incarcération que Gucci C a choisi ce nom de scène.
Ce rappeur venu de l’île de la Dominique, ancienne colonie anglaise entre la Guadeloupe et la Martinique, partage aussi avec lui une démarche dégingandée et un jeu de scène survolté, presque clownesque. « J’ai grandi sans père, et dans un quartier très chaud, à Boissard, à Zabymes. J’ai pas grandi avec des dinéros. Ma mère a tout fait pour moi, elle a fait » du sale » pour moi. J’ai trois sœurs et cinq frères, je suis au milieu. J’ai dû poté Ganm très tôt. »
Poté ganm. Une expression créole qui signifie, littéralement, porter la canne, qui se traduit par la nécessité de se débrouiller pour ramener de l’argent. Par tous les moyens. Gucci C l’avoue, poté ganm, ça n’est pas toujours rose : « J’étais dans la rue, je vais pas mentir, j’étais obligé de traîner, je suis tombé dans ça, dans la violence, et voilà. Mais la musique, ça me permet de canaliser. »
Chanter ce que l’on vit
Pour Cédric Albéri, qui tient un blog spécialisé sur la musique créole, « il y a des artistes qui jouent le rôle de paroliers pour les gangs : dans les morceaux, ils les mettent à l’honneur et ils se servent de leur musique pour parler de leur quartier, de leur vie, et donc de ce qui s’y passe. »
« On chante ce qu’on vit », confirme Lutin, du ton blasé de celui qui connaît bien la rue, après 29 ans passés entre Pointe-à-Pitre et Évry, en banlieue parisienne. Il nous reçoit dans son quartier, à Mortenol, une cité construite entre le centre-ville de Pointe à Pitre et le Centre Hospitalier Universitaire. Un des nombreux quartiers prioritaires de la ville que compte l’île de la Guadeloupe.
Autour de lui, des immeubles à la peinture défraîchie, des jeunes attroupés autour d’un stand de Bokit, un sandwich frit guadeloupéen, et d’autres, sur l’avenue un peu plus loin, qui tentent de cabrer de gros scooters dans la nuit moite. « Ce que je chante, c’est ce que je vois tous les jours, c’est ce que je ressens. Je pourrais pas faire des sons de love », assure-t-il.
Les gars de Mortenol n’ont pas bonne réputation. Une bande d’amis d’enfance s’adonnant parfois à des activités illicites se fait appeler SK, pour Section Krim. Même si on est loin du gang criminel à l’américaine, les membres de SK font régulièrement parler d’eux dans les pages justice de France Antilles, le canard local.
S’il s’agit de délinquants surveillés de près, selon une source policière, notamment lorsqu’ils exhibent des armes à feu dans leurs clips, pour Lutin, c’est surtout la famille. « Yenki Zanmi Fanmi », souligne-t-il, un franc sourire à la bouche. Une expression omniprésente sur les morceaux du chanteur, souvent résumée par ses initiales, YZF, et que l’on pourrait traduire par : « Que les amis et la famille » : « Ça veut dire que je pense à mes frères, à ceux avec qui j’ai passé des moments difficiles, comme des beaux jours », assure Lutin.
« Pour moi gang, famille, crewsquad, c’est la même chose, ils font la même chose. Après la police ils vont dire que c’est un gang, mais eux à la base c’est juste un groupe d’amis » assure Yungspliff. Un groupe d’amis qui règle parfois ses compte à coup de fusillades, comme les victimes de la rivalité entre les groupes ennemis Section Kriminel, et les Chienlari le montrent.
De là à parler de gangs à l’américaine, il y a un fossé fait remarquer Yungspliff : « tu vis pas pour le gang. Il faut pas voir le gang américain, c’est pas des crews pour la vie ici. C’est des compagnons de galère. Une fois que les mecs ils ont eu leur enfant, ils sont cools. C’est les amis pour la vie, c’est mes frères pour la vie, mes frères de galère, on a fait des petites conneries, des petits jobs… »
S’il ne veut pas dire pourquoi il a été incarcéré, le chanteur Lutin accepte de raconter sa détention : « Dur dur. C’était dur dur. » Un mantra que l’on retrouve dans la bouche de Madrane, un rappeur d’Évry en duo avec Lutin sur le morceau « Kay Passé La Timal », mais surtout en fond sonore sur « Tireur d’Élite », un morceau chanté par Lutin en compagnie de Saïk, et vu plus de deux millions de fois sur Youtube. « Dur dur, c’est un truc de prison, c’est un truc des gars de chez nous, de Mortenol, ça donne de la force ».
« Il faut davantage être un Escobar qu’un Montana »
À 30 ans, Krys, de son vrai nom Pédro Pirbakas, est une figure de la musique dancehall guadeloupéenne. En ce mois de février 2017, son visage s’affiche en quatre par trois sur les affiches du salon de l’étudiant. Le chanteur collabore avec les pouvoirs locaux, qui utilisent parfois son image positive pour toucher les jeunes de l’île.
S’il regrette la violence des paroles de trap, il reconnaît le talent de ses interprètes : « Il y a une période où la musique était positive, on voulait avoir des paroles qui dénonçaient, un peu comme l’a fait Kery James. Maintenant, la société est devenue violente et individuelle et on veut de la musique qui ressemble à la vie qu’on veut, ou à la vie qu’on a. Ceux qui vivent cette réalité difficile, surtout en Guadeloupe où on peut vraiment sentir la résignation de la jeunesse, ont quelque chose à dire. »
Pour lui, la trap est une mode qui passera. C’est aussi l’avis de Cédric Albéri, qui confie sur son blog : « pour moi, la trap music est bel et bien installée, mais ne pourra pas remplacer le dancehall.
Il se pourrait que ce style soit de passage, et risque de disparaître, tout comme le bouyon », du nom de cet héritier du zouk aux paroles explicites, qui a connu un bref succès au début des années 2000. Il y a dix ans, les jeunes musiciens guadeloupéens se dirigeaient naturellement vers le dancehall. Les mêmes sortent aujourd’hui des morceaux plus noirs, plus trap.
« Mes textes, c’est ce que je vis »
Aujourd’hui, si Lutin est un homme libre, Reyel Ay, son partenaire sur le morceau « Yo Wonte », dort encore au centre pénitentiaire de Baie Mahault, où les affrontements entre membres de Section Krim et Chienlarie sont légion. Quand on lui demande ce qu’il compte faire de sa nouvelle notoriété, Lutin reste évasif : « Je vais continuer à vivre. Mes textes, c’est ce que je vis ».
Gucci C, lui, l’assume : un chanteur de trap doit être authentique. « Il faut avouer que tu es celui que tu es dans ta musique, parce qu’en Guadeloupe, on va te tester. Il faut davantage être un Escobar qu’un Montana. Un Montana, c’est un personnage de cinéma ; Escobar, c’est un personnage historique. » L’authenticité avant la musique.
Visuel : (c) DR