Comment une erreur technique a propulsé la cover.
Pour plus qu’aucune autre musique dans le monde, dans le reggae la notion de reprise est plus qu’un exercice, il s’agit d’une culture. Il convient donc de comprendre comment et pourquoi la culture du riddim, de la version et de la reprise est si probante dans la musique jamaïcaine.
En guise d’introduction, l’un des exemples les plus probants de ce rapport à la reprise est sans doute celui du pionnier du reggae digital, Wayne Smith, dont le riddim, le mythique « Sleng Teng » lui vaudra son statut d’artiste incontournable. Car ce riddim est un cut digital d’un morceau préexistant, mais un cut suffisant pour faire le tour du monde.
L’histoire de ce morceau est dingue. En 1984, un proche de Wayne Smith apportait dans ses valises d’un obscur voyage un petit piano électronique Casio (le MT-40 pour les puristes), assez primaire, sur lequel les musiciens qui zonaient dans les studios se plaisaient à improviser.
Ces synthétiseurs possédaient dans leurs banques de sons un certain nombre de morceaux dont le « Something Else » d’Eddie Cochran. Noel Davey et Wayne présents tous deux dans le studio furent inspirés par l’idée de ralentir ce riff, pour le transformer en un cut, le « Sleng Teng », une piste qui deviendra mythique, Mixée par Jammy, entrainant derrière lui tout une révolution du Reggae.
En effet, dès son premier passage en Sound System, « Under Me Sleng Teng », la version de ce riddim par Wayne Smith eut l’effet d’une bombe, poussant Wayne à enregistrer tout un album d’après ces principes, le premier disque enregistré sans musiciens, entièrement à partir de programmes d’ordinateur, entrainant même une nouvelle dénomination, le reggae Digital, à ce qui deviendra par la suite un genre à part entière au sein du reggae. Dès lors le « Sleng Tend » fut repris par des dizaines et des dizaines de musiciens jamaïcains voulant absolument sortir leur version de ce titre.
De la même manière par exemple, l’instrumentale « Real Rock », produit en 1967 par Clement « Coxsone » Dodd, est sans doute l’un des riddims les plus célèbres de l’histoire de la musique jamaïcaine : de sa première interprétation par le groupe Sound Dimension en 1967 nos jours, il a été continuellement repris, et il en existe aujourd’hui plus de 150 reprises….
Ces deux exemples témoignent d’un vraie mode de pensée musicale au-delà d’une pratique, elle fait partie de l’identité même de la culture jamaïcaine.
Mais où commence cette culture de la reprise ?
L’historiographie de la musique jamaïcaine est si précise qu’elle peut même être datée : la culture de la reprise débute en 1967. À cette date précise, le ska cède définitivement la place au rocksteady dans les sound systems et les studios d’enregistrement de la Jamaïque.
L’histoire de la première version à des allures de conte comme seule la Jamaïque sait les narrer. Cette révolution musicale commence avec Rudolph « Ruddy » Redwood, selector du sound system Supreme Ruler of Sound . C’est alors un des sound les plus respecté de l’île. La légende raconte que Redwood, en voulant passer le morceau « On the Beach » des Paragons aurait créé malgré lui le phénomène des versions.
Suite à une erreur technique de Byron Smith une des dubplate utilisées par Ruddy Redwood ne contient pas les pistes vocales, mais uniquement les pistes instrumentales : tout s’éclaire alors, l’instrumentale, la version, est née. En étant mixée live avec sa version vocale originale elle retourne le dancefloor. Conséquence immédiate, Duke Reid producteur du morceau en question ( à qui la concurrence emboite très vite le pas), se lance dans une démarche de réédition de ses morceaux sous la forme de versions instrumentales.
L’engouement est total, dès l’année suivante un nouveau format de disque est adopté, le 7 inch, le nouveau single jamaïcain, une face A avec une version vocale, une face B instrumentale. En 1970 c’est le format de prédilection et toute la production de la musique jamaïcaine est désormais dédoublée.
Et cela va avoir des conséquences colossales. Au-delà du mix pour les DJs, les instrumentales permettent aussi l’existence des toasters. Ceux qui ambiancent les sound-system au micro et dont les performances font et défont les réputations des sound. Les instrumentales deviennent leur terrain d’expression. Le succès est tel que rapidement, le toaster finit par entrer en studio. Le premier à s’enregistrer sur des faces B est U-Roy, dont les trois premiers titres prennent les trois premières places des charts…
Tous les producteurs se mettent alors à enregistrer des DJ versions avec des toasters, qui s’approprient les instrumentaux à leur manière. L’art de la reprise et du recyclage dans toute sa splendeur et le phénomène est total. Il provoque une nouvelle révolution de format.
Les disques sont maintenant édités en 3 formes : titre vocal originel, version instrumentale, et version toastée par un DJ. En 3 ans par ce système de recyclage, la production de la musique jamaïcaine a été multipliée par 3. Qui a dit que le recyclage n’était pas créatif ?
Culture de la reprise
Mais tout s’emballe alors, très vite les producteurs proposent plusieurs versions de DJ, et la culture de la reprise devient exponentielle.
Mais ça n’est pas tout, car si on peut proposer des versions toastées différentes, pourquoi ne pas le faire avec les instrumentales ? Des manipulations variées peuvent être associées à ces dernières et le premier à le comprendre est King Tubby, qui en triturant ses instrus donne naissance au Dub. Dont le concept est simple mixer les multiples pistes en y ajoutant des basses plus lourdes, de la reverb, et des effets. C’est en live dans le sound system que le DJ prolonge ces variations. De quoi à nouveau démultiplier les versions instrumentales.
Plusieurs titres se retrouvent ainsi avec des dizaines de versions différentes. Et plus les sound-systems se multiplient plus le nombre de versions s’accroît. Au point surréaliste qu’au début des années 80, l’ensemble des tubes sont des reprises. De 1967 à 1980, la production de disque a totalement changé au point que les versions sont devenues majoritaires.
Visuel : (c) Debra Trebitz / Contributeur