Comment le game s’est pris au jeu symphonique.
Il y a quelques semaines, la Cité de la Musique à Paris rendait hommage à la musique dans le jeu vidéo avec une série de concerts dans le cadre d’un week-end dédié à ce pan fascinant de l’histoire du gaming.
Au temps des arcades, les sonorités qui viennent accompagner les plus mythiques des aventures virtuelles sont composées par les programmeurs eux-mêmes. Au fil des évolutions technologiques, les musiciens ont repris la main sur la composition, en créant de véritables bandes originales, qui ont fini par marquer des générations.
Des B.O. parfois composées par des artistes hors de ce monde, pourtant fascinés par le milieu du jeu vidéo, comme ce fût le cas de Jean-Michel Jarre, ou encore de David Bowie.
Damien Mecheri, auteur du livre Video Game Music : Histoire de la musique du jeu vidéo , est venu nous rendre visite sous la verrière de Nova, et revient sur l’évolution de ces sonorités qui ont aujourd’hui une place de choix dans les auditoriums, en image et en son avec une playlist commentée :
La playlist commentée de Damien Mecheri :
– Super Mario Bros, Overworld Theme (1985)
D.M. : « L’une des musiques les plus emblématiques du jeu vidéo. Ce qu’il y a d’intéressant tient à la démarche du compositeur Koji Kondo, qui a été l’un des pionniers de la musique interactive. La bande son de Super Mario Bros s’est entièrement appuyée sur la spécificité du jeu vidéo, l’interactivité. La musique de Koji Kondo change en fonction des situations du joueur, elle sert d’information, comme lorsque le tempo double quand le joueur n’a plus beaucoup de temps pour terminer un niveau. Pour écrire la musique, Koji Kondo ne s’est pas inspiré en priorité de l’ambiance des décors, mais plutôt du système de jeu, d’où le fait que le thème soit très sautillant et enjoué, parce que les actions du joueur consistent à courir et sauter. »
– Shadow of the Beast, Opening (1989)
D.M. : « Dans les années 80, les compositeurs de jeu vidéo rivalisaient d’ingéniosité pour exploiter les capacités sonores des machines de jeu, consoles comme bornes d’arcade ou ordinateurs. Les musiques devaient en effet être programmées, et étaient donc dépendantes des puces sonores (d’où l’expression « chiptune ») ou de la mémoire. Lorsque les capacités en mémoire ont évolué, il a été possible d’utiliser la technique de l’échantillonnage, qui consiste à compresser un court enregistrement sonore pour le rendre exploitable par la machine concernée. Le compositeur David Whittaker a été l’un des plus doués de sa génération. Il a été programmeur avant d’écrire de la musique. Pour le jeu d’action Shadow of the Beast sur Amiga, il a composé la musique sur le synthétiseur Korg M1 avant de l’échantillonner à une fréquence de 20 KhZ, obtenant une qualité sonore inédite à l’époque. »
– Final Fantasy VII, Main Theme (1997)
D.M. : « La sortie de Final Fantasy VII a été un évènement exceptionnel dans l’histoire du jeu vidéo. Le jeu a fait découvrir le genre du jeu de rôles japonais au monde entier (ce genre était autrefois surtout réservé au territoire japonais, aucun Final Fantasy n’était sorti en Europe avant le VII), un genre souvent caractérisé par ses histoires épiques et riches en rebondissements, gorgées de personnages attachants. Final Fantasy VII a aussi été la consécration du compositeur Nobuo Uematsu qui, avec ses mélodies et ambiances inspirées, a grandement contribué à la force émotionnelle du jeu. Sa musique a été l’une des ambassadrices de la musique de jeu vidéo, et il est aujourd’hui l’un des compositeurs les plus célébrés du milieu. »
– Medal of Honor, Attack On The Fort Schmerzen (1999)
D.M. : « Produit par Steven Spielberg et développé par DreamWorks Interactive, Medal Of Honor est un jeu de guerre qui a révélé le compositeur Michael Giacchino. La bande son a été enregistrée par l’orchestre du Northwest Sinfonia, spécialisé dans l’enregistrement des musiques de films et de jeu. L’arrivée du support CD au début des années 90 a permis d’utiliser de vrais enregistrements musicaux. Auparavant, peu de jeux avaient bénéficié d’un orchestre aussi massif (citons l’Orchestre philharmonique de Moscou pour la bande son du jeu Outcast, en 1999 aussi). Depuis, Michael Giacchino a quitté le monde du jeu vidéo, il est devenu l’un des compositeurs les plus reconnus dans le milieu de la télévision (Alias, Lost) et du cinéma hollywoodien (Star Trek, Star Wars : Rogue One, John Carter, Les Indestructibles, Là-Haut). »
– Silent Hill 2, Alone in the Town (2001)
D.M. : « Silent Hill est une série de jeux d’horreur caractérisée par son atmosphère à la fois ésotérique et mélancolique, et par sa profondeur psychologique. Le compositeur Akira Yamaoka a voulu repousser toutes les limites de la musique de jeu vidéo en créant quelque chose d’inédit. Il s’est amusé à jouer sur les attentes et la perception du joueur par divers moyens : importance des silences, sons générés aléatoirement, textures sonores dérangeantes (organiques, métalliques, synthétiques). Les compositions en elles-mêmes multiplient les registres et les genres, piochant dans l’ambient comme dans la musique industrielle, le trip-hop et le rock. Silent Hill 2 est l’épisode de cœur de la plupart des fans de la série, tant pour son histoire bouleversante que pour sa richesse musicale. »
– Civilization IV, Baba Yetu (2005)
D.M. : « Le morceau Baba Yetu, composé par Christopher Tin pour le jeu de stratégie Civilization IV, a été le premier thème de jeu vidéo à gagner un Grammy Award, en l’occurrence à la 53ème cérémonie en 2010, dans la catégorie Best Instrumental Arrangement Accompagnying Vocalit(s). À noter que la musique a gagné cet Award en étant intégré dans l’album Calling All Dawns de Christopher Tin, paru en 2009, album qui a lui-même obtenu le Grammy Award du Best Classical Crossover Album. Dans la version CD, le morceau Baba Yetu est interprété par le Soweto Gospel Choir et le Royal Philharmonic Orchestra. »
– Journey, Apotheosis (2012)
D.M. : « Considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du jeu vidéo moderne, Journey est aussi le premier jeu dont la bande son a été nominée aux Grammy Awards, dans la catégorie Best Score Soundtrack for Visual Media, aux côtés des bandes son des films The Artist (de Ludovic Bource), The Adventures of Tintin (de John Williams) ou encore Millenium (de Trent Reznor et Atticus Ross, qui ont remporté l’Award). La musique de Journey, composée par Austin Wintory, a été imaginée comme un concerto pour violoncelle, où le violoncelle représente le parcours du joueur. Surtout, la bande son est une belle représentante de ce qu’il est possible de réaliser avec les technologies actuelles, à savoir une musique dite « dynamique », qui évolue en temps réel et sans transitions en fonction de certaines situations ou des actions du joueur, déroulant ainsi un fil musical continu, qui pourtant varie subtilement d’une partie à l’autre. Ce rapport à l’interaction est l’un des aspects les plus intéressants de la musique de jeu vidéo en général. »
– Concert Symphonic Fantasies Tokyo, suite symphonique dédiée à Secret of Mana
D.M. : « Au même titre que la musique de film, la musique de jeu vidéo connait aussi une deuxième vie en dehors de son support premier ; elle peut être appréciée comme de la musique tout court. Les bandes originales sont éditées en CD ; il existe aussi des concerts et des albums dit « arrangés », qui réinterprètent avec plus ou moins de liberté les compositions d’origine. En matière d’ambition musicale, les concerts de la gamme « Symphonic », produits par Thomas Böcker, sont de loin les plus étonnants. Les deux arrangeurs principaux, Jonne Valtonen et Roger Wanamo, ont opté pour des arrangements et des orchestrations riches et complexes, qui n’hésitent pas à piocher dans la musique savante de la fin du XIXème siècle et du XXème (Richard Strauss, Sergueï Rachmaninov, Gustav Holst, Claude Debussy, Igor Stravinsky, etc.). Ils réinventent ainsi complètement les œuvres d’origine, parfois méconnaissables, jouant avec les souvenirs des joueurs tout en réalisant des pièces symphoniques indépendantes, qui racontent une histoire musicale en elle-même et peuvent être appréciées par n’importe quel mélomane féru de musique savante, qu’il connaisse ou non le monde du jeu vidéo. »
Visuel : © Capture d’écran Youtube / The Nomad Soul