Hommage à un grand bricoleur du son qui vient de nous quitter.
Pierre Henry vient de nous quitter. En guise d’hommage, Nova ressort de ses archives une interview réalisée par Jean-François Bizot, parue dans Nova Magazine en novembre 1996. Il s’était rendu chez lui, à La Maison des Sons, dans le XVIIème arrondissement de Paris. De la salle de bain jusqu’au sous-sol, soixante enceintes balançaient la dernière œuvre du plus grand bricoleur de sons qu’ait produit la France. Pendant ce temps, certains des meilleurs DJ’s remixaient ses rocks électroniques de l’époque de la Messe pour le temps présent.
Rien de plus fou et magnifique qu’un homme seul qui orchestre les bruits de sa vie pour s’en jouer la symphonie en solitaire. Un homme qui joue de l’archet sur un soupir, qui a entendu un tambour en tapotant la peau d’une femme, un compositeur qui a fait chanter la porte d’une grange au point d’en devenir l’ami.
Rien de plus fier et poétique que de s’inventer un couvent de sons derrière une façade anonyme du XIIème arrondissement, que de se cloîtrer entre machines-ferrailles-pierres-coquillages-chaussons-et-fils-de-fer en poursuivant l’exploration d’une jungle sonore qu’on se bricole soi-même pour croiser l’éternité, alors même qu’on a connu la gloire pendant vingt ans, que son temps semble passé ailleurs et qu’on ne pense plus qu’à vous.
Rien de plus culotté et vivant que de déclarer, à 70 ans et quelques, qu’on va inviter des centaines de personnes – jusqu’à la dernière semaine de novembre – à plonger dans son voyage, juste en franchissant la porte de son pavillon et, pour 100 francs, les envoyer au-delà de toutes les frontières du son et de l’espace. Tout ce mystère pour saluer l’homme seul qui vous attend chez lui pendant le Festival d’Automne. On lui doit bien un salut-courbette à la japonaise.
On ne vous décrira pas cet immense collage dadaïste et illuminé qu’est la Maison des Sons de Pierre Henry, on vous gâcherait l’émerveillement. Sachez que l’homme a accompagné ou précédé, en même temps que Stockhausen ou Terry Riley, des révolutions sonores comme le furent le rock psychédélique ou les prémices de la techno selon Kraftwerk. Écoutons maintenant la leçon de bricolage d’un maître du son.
Vos sons sont fabriqués sur mesure. A partir de quel genre d’appareils ?
A partir de rien. De rien. Des sons venant du souffle, venant du larsen. De purs sons électroniques que j’ai transformés en temps réel, immédiatement. En leur donnant une ligne, une couleur et une pulsation.
Vous les transformiez comment ?
Ben, par…
En tournant un bouton, vous voulez dire ?
Oui. En tournant, par un bouton, mais cinquante boutons. Si vous voulez, une sorte de branchement. Je n’avais pas d’appareils extraordinaires. C’était des vieilles consoles, c’était des magnétos à bande dont je sortais des modulations spontanées, j’appelais ça des « sons spontanés ». Et je ne peux pas m’expliquer comment cela se faisait. Maintenant, je ne pourrais plus le faire.
Vous avez bricolé des sons à partir de n’importe quoi ?
Non, à partir de rien !
Pierre Henry a inventé la musique concrète à la française, s’est amusé avec Boris Vian, a fait danser le son pour Maurice Béjart, a frappé les guitaristes tritureurs, a chatouillé le cercueil d’Artaud, croisé les esprits, qu’ils viennent du Tibet ou de psycholand. Il en a tiré des milliers de bandes et de dizaines de musiques. On ne se souvenait plus que de sa Messe pour le temps présent, dansée en jerk par Béjart et qui va bientôt être reprise à Chaillot. La techno et le reste, et jusqu’à la Jungle, ne savaient même plus quel coup de tonnerre moderne cela avait été juste avant 68, qu’il couronna de son ahurissante Apocalypse de Saint-Jean, un délire d’opéra et d’électronique hurlante qui dura pendant vingt-quatre heures et qui fut donné juste après 68. On avait oublié que cet homme avait inventé des sons électro-triturés sans passer par l’ordinateur. De quoi faire rêver tous ces DJ’s qui s’escriment face aux même logiciels.
Dans votre livre, Journal de mes sons, vous dites qu’à partir de 1948 vous avez commencé avec du sable, ou n’importe quoi. On peut faire de la musique avec n’importe quoi ?
« Oui, mais depuis 1950, on l’a fait à travers différentes musiques. Il y eut la musique concrète, les bruits, les enregistrements de la nature et il y eut les sons artificiels. Justement, c’est ceux-là, mes sons spontanés, ces sons qui venaient de nulle part. Et que j’ai inventés comme cela, sur le moment. Cela ne venait pas d’un enregistrement. Car, ça, cela n’existait pas. »
Quelqu’un qui se dirait « Tiens, je veux fabriquer une musique neuve », peut le faire en prenant une pierre, un fer à souder, tout instrument ? Il suffit qu’il enregistre ?
« Non, ça, c’est autre chose. On enregistre. En principe, on connaît les instruments, donc on appréhende et on touche des personnes. Mais, effectivement, il faut enregistrer. Mais maintenant, la méthode, c’est qu’on n’enregistre plus. Des ondes sonores viennent de l’électronique et puis elles sont régies par l’informatique. Moi, quand j’ai commencé, avant, précisément, ces ondes spontanées, j’ai commencé par la voix, le piano, les percussions, des bruits usuels, ou des bruits naturels. »
Des bruitages ?
« Non. »
Des bruits radio ?
« J’ai utilisé les parasites des ondes courtes. J’ai utilisé toutes sortes de choses dont est faite une sonothèque infernale et continuelle. Comme si j’avais un piano de 10 000 touches. »
Que vous arriviez déjà à entrer dans un computer ?
« Ah non ! Non, je n’ai jamais travaillé avec un computer. Jamais. Ça me fatigue, ça m’assèche. Non, non, je n’aime pas ça. Ce que j’aime, c’est que mes sons résistent au temps, s’améliorent ou au contraire se dégradent, mais par ma volonté. J’aime beaucoup fabriquer une sorte d’archéologie sonore, le son enregistré devient vieux, s’abîme, s’éloigne ou alors revient. Je suis très influencé par la science-fiction. J’ai toujours l’impression de ne pas être vraiment là, que les sons viennent de nulle part, d’être un extra-terrestre. »
Revoilà Pierre Henry. En janvier, Phonogram, qui l’avait délaissé, va sortir la Messe pour le temps présent remixée par des DJ’s aussi prestigieux que Cold Cut, aussi fulgurants que Daft Punk, aussi explorateurs que cet enfant du Novamix qu’est DJ Gilb-R.
La boucle se boucle, qui passa par Kraftwerk, rebondit à New York, Chicago, en posant les fondements du rap et de la house avec la même importance que ce qui vint du dub. Excusez mon jargon. Je voulais dire que les sons inventés par Pierre Henry ont volé chacun de leur côté pendant vingt ans et que vous vous en apercevrez si vous décidez de partir en voyage avec lui dans le XIIème arrondissement.
Écoutez un peu : « Au temps de l’Apocalypse, j’avais trouvé une formule de son électronique inédite et très modulable, sur lequel on pouvait jouer comme sur un piano. » Les années 60 se rêvaient en l’an 2000, après une ère de Progrès infini. L’Histoire connaît de terribles rechutes que chaque génération découvre. La vision et l’espoir peuvent vous reprendre à 70 ans. C’est la leçon de Pierre Henry en cet automne 96. Qui nous vient d’un futuriste de longue randonnée…
Vous avez écouté de la Jungle peut-être ?
« Je ne sais pas. »
Vous avez écouté de la Jungle ou pas ?
« Oui. »
Pas mal !
« Oui, oui. »
Vous diriez qu’on peut faire de la musique avec n’importe quelle chose ?
« Ben oui, si on… »
Vous avez fait jouer Le soupir ou La porte du grenier…
« Oui, mais Le Soupir, je ne l’ai pas fait avec n’importe quelle porte. Je l’ai composé avec une porte extrêmement bien faite dont j’ai appris à jouer. Je faisais mon heure de porte tous les matins. Quand j’ai été prêt, j’ai commencé à démultiplier mes gestes et à faire que la porte devienne un violoncelle. »
Elle est où ? Elle doit vous manquer maintenant ?
« Non, rien ne me manque. En fait, je n’aime pas tant que cela les bruits. Je préfère les bruits qui ont une qualité musicale de hauteur aux bruits réels comme le train, les locomotives, les machines et tout ça. Je n’aime pas beaucoup la machinerie ou les usines… Qu’est-ce que j’aime le plus ? Je crois que ce sont les murmures, oui, être dehors et entendre un murmure indicible, broder des analogies sur ce murmure, une flûte, le vent, des choses comme ça. J’aime beaucoup ce qui est indéfinissable. »
On peut aussi le trouver dans l’électrique, les cloches, le cristal qui amènent des sons musicaux, non ?
« Voilà. Les bruits musicaux passés par une transformation en musique concrète. Une sorte de magie, de transformation, de traitement. Excusez-moi, on a sonné… »
La leçon de bricolage pataphysique s’arrête là. Mon regard flotte sur des océans de ferraille, de fils et de fusibles qui semblent attendre que Pierre Henry mette en route sa machine à coudre sur ses tables de dissection, et nous emmène dans son infini turbulent, comme le titrer du livre d’Henri Michaux qui trône dans sa chambre à coucher.
On se dit : il suffit de deux pierres pour faire de la musique. Quand on voit des pierres à la télévision, elles ne jouent qu’un son, celui de la violence. On a envie d’essayer. Des milliers de DJ’s le font à travers le monde en couchant sur disquettes les bruits de leurs cerveaux turbulents. Cela fait presque cinquante ans que Pierre Henry vit à l’intérieur du son.
Visuel : Nova Magazine, photo © Laurent Montlaü/Rapho