« Le KGB était furieux, parce qu’il n’avait aucun contrôle sur nous ».
Il y a six ans en Estonie, la réalisatrice Terje Toomistu tombe sur le bouquin d’un certain Vladimir Wiedemann, The School of Magicians. À travers les mémoires de cet écrivain, elle découvre, chose impensable, l’existence de hippies en Union Soviétique. Elle, est née en URSS en 1985 mais a été élevée dans une Estonie post-soviétique. « J’ai lu le livre, j’étais déjà intéressée par les mouvements de résistance et par l’histoire de la musique des années 60 ».
La jeune estonienne se lance alors à la recherche de ces hippies, coincés dans l’ombre depuis plus de quarante ans, pour une simple et bonne raison : si l’on en croit les discours et les archives officielles de l’Union Soviétique, ils n’existent pas. Et compte tenu des tensions idéologiques, économiques, militaires, qui opposent Américains et Soviétiques au moment où se développe le mouvement hippie, on comprend bien la raison de ce silence…
En 2017, Terje Toomistu sort ainsi un documentaire, Soviet Hippies, qui revient sur l’histoire d’une sous-culture qui a émergé de Tallinn à Saint-Pétersbourg dans les sixties, et qui comme à l’Ouest, avait sa part de sex, de drugs et de rock’n’roll. À l’Ouest comme à l’Est, les mêmes réflexes.
« Ils n’existaient pas »
Terje Toomistu nous le confie, le plus gros challenge de ce documentaire consistait à retrouver des images d’archives rappelant ce passage « oublié » par l’histoire officielle soviétique. « Quand j’ai commencé les recherches, que je regardais dans les archives officielles, il n’y avait presque rien à leur sujet. » Elle finit, miracle, par trouver un documentaire letton de 1971 sur la jeunesse « décadente », et des vidéos des groupes de rock actifs dans les années 70, filmés en Super 8.
Le projet grandit et petit à petit, des individus la contacte pour lui transférer leurs archives privées. « Un jour, j’ai reçu un message à propos d’une boîte mystérieuse à Moscou. On ne pouvait pas me l’envoyer donc il fallait que je me déplace en personne. J’ai pris le train depuis Tallinn. J’ai rencontré quelqu’un, il était dans sa cuisine en train de boire du thé. »
Elle poursuit : « Il m’a montré cette boîte dans laquelle il y avait des archives collectées par une femme hippie. Elle avait été forcée de quitter le pays, mais sa collection était toujours là. J’ai pris cette boîte et j’ai scanné les documents qui sont très présents dans le film. Ça été une magnifique surprise. »
Radio Luxembourg
À l’époque, apprend-elle, les hippies soviétiques sont fascinés par la musique de l’ouest. Ils la découvrent principalement par le biais de la Radio Luxembourg (actuel RTL). « Les jeunes ont vite compris comment changer les fréquences pour la capter ». En Estonie, il était possible de regarder la télévision finlandaise, « c’est comme ça qu’ils ont pu voir des images de Woodstock » Des proches de hippies, contraints de quitter le pays quelques années plus tôt, envoyaient parfois des albums à leurs enfants, demeurés dans le bloc soviétique.« Ces vinyles étaient très appréciés parce qu’ils étaient très chers si on les achetait sur le marché noir, car oui bien-sûr, il y avait un marché noir. »
Ces hippies organisent aussi des sessions d’écoute collective, se réunissent dans des maisons pour découvrir des disques. « Il y avait un réseau d’amoureux de la musique qui était très actif. Les premiers hippies provenaient de familles qui avaient un certain pouvoir, ils avaient davantage accès à la culture de l’ouest, ils pouvaient voyager et ramenaient des choses pour les enfants. C’est comme ça que la musique circulait. » Ils découvrent alors le rock des UK et des US, les Beatles, les Rolling Stones, mais aussi les Pink Floyd, Janis Joplin ou encore Black Sabbath. La plupart des hippies soviétiques ne parlent pas anglais, et se concentrent ainsi, logiquement, sur le son distordu des guitares, « c’était des longueurs d’ondes totalement nouvelles pour ces jeunes soviétiques, la promesse d’une liberté de l’autre côté du rideau de fer. »
« Les cheveux longs étaient interdits dans l’Union Soviétique »
« À l’époque, il y avait beaucoup de militaires, tout semblait gris dans les rues, les cheveux longs étaient interdits pour les hommes. Cette musique, cette vision des gens de Woodstock, et ces habits colorés, étaient devenus l’étendard de la liberté pour les enfants hippies ». Dans le film, l’un de ces hippies témoigne : sortir de son appartement, c’était comme aller au front.
En Union Soviétique, les hippies ont également leurs propres icônes musicales. Les premiers groupes de rock psychédélique se forment en Estonie au début des années 70. En Russie, il y a Stas Namin, du groupe Tsvety (« Flowers » en anglais). « En 1973, son groupe a sorti un morceau, et de manière surprenante, ça a été vendu à plus de 7 millions d’exemplaires. En 1975 la groupe a été interdit pour « promotion de la décadence de l’ouest » ».
Sex, no drugs & rock’n’roll
Dans le documentaire, peu de mentions sont faites des drogues, pourtant fondamentale dans la culture hippie de l’Ouest. Pour Terje Toomistu, là est la différence principale entre les hippies de l’Union Soviétique et les autres. « Ils étaient plus sobres de manière générale. Il n’y avait pas de LSD. Par contre, beaucoup de marijuana circulait. »
En 1971, pour la première fois, de nombreux hippies se réunissent à Moscou, afin de manifester contre la guerre du Vietnam. « Le KGB leur a tendu un genre de piège, et ils ont tous été arrêtés, ça a tué le côté politique et social du mouvement. Il s’est réfugié dans l’underground, il était plus silencieux. » Le film ne précise pas, en revanche, le sort de cette jeunesse qui s’est vu passée les menottes aux poignets, mais il est certain qu’une arrestation, en Union Soviétique, dans les années 70, pouvait être l’objet d’une condamnation particulièrement violente.
Depuis, les vétérans se réunissent chaque année à Moscou, le 1er juin, en mémoire de l’arrestation tragique de près de 3 000 personnes en 1971. La jeune génération est présente elle aussi. Pour Terje Toomistu, ils partagent tous la même désillusion. « Quand on pense à aujourd’hui, en Russie, c’est un peu la même chose. Les jeunes hippies, les jeunes russes, bien sûr ils sont contre la guerre, ils méprisent aussi les politiciens, mais ils sentent qu’ils ne peuvent rien y faire, tout ce qu’ils ont, c’est leur propre liberté, interne, leur propre joie. »
Le documentaire Des hippies chez les Soviets est à visionner en intégralité, jusqu’au 17 décembre, via le site d’Arte :
Visuel de couverture : © Estonian philosopher, an expert on sanskrit, yoga and meditation, Mihkel Ram Tamm became a guru for many Soviet hippies in Estonia and from elsewhere. Aare and Julia visiting Rama in mid-1970s. (Courtesy of Vladimir Wiedemann)