On fête aujourd’hui l’anniversaire de la fin de l’enregistrement d’un disque qui a changé le jazz pour toujours.
Une œuvre à part, sans équivalent dans le monde de la musique. Il est à la fois l’album de jazz le plus vendu de tous les temps, et le fer de lance d’une révolution artistique. Il s’agit de Kind of Blue, que signait Miles Davis en 1959.
À l’époque, le be-bop a dit tout ce qu’il avait à dire. Et le jeune trompettiste Miles Davis le sait bien, lui qui a remplacé Dizzy Gillespie auprès du père du genre, Charlie Parker. Leur be-bop se base d’abord sur un standard de blues ou d’une ballade. Puis, il s’en extirpe grâce à de nouvelles mélodies improvisées mais basées sur une grille d’accords. Avec des extensions complexes et des phrases syncopées au tempo frénétique.
Miles Davis avait 19 ans lorsqu’il a rejoint Birdy, et 29 ans lorsque ce dernier meurt. Il est alors temps pour lui de se réinventer. Et de réinventer le jazz par la même occasion. Selon une théorie de George Russel, l’improvisation jazz ne serait plus basée uniquement sur les grilles d’accords. Mais aussi sur les « gammes », ou plus précisément les « modes ». C’est un immense brouillage de pistes, mais surtout une libération musicale sans limites. Et en 1958, dans une interview accordée au critique musical Nat Hentoff, Miles Davis expliquait les bases de cette nouvelle approche :
« En jouant de cette façon, dit-il, on pourrait ne jamais s’arrêter. Plus besoin de se soucier des grilles, et le temps est mieux exploité. Ça devient un défi : on essaie d’aller le plus loin possible sur le plan mélodique. Je pense qu’un mouvement est en train de naître dans le jazz. Nous nous éloignons de la suite d’accords traditionnelle, et nous mettons l’accent sur la mélodie plutôt que sur les variations harmoniques. Il y aura moins d’accords, mais ces accords nous offriront une infinité de possibilités. »
Pour sauter le pas, Miles, s’entoure des pianistes Bill Evans et Wynton Kelly. Du batteur Jimmy Cobb, du contrebassiste Paul Chambers, et de deux saxophonistes. Le ténor John Coltrane et l’alto Julian Cannonball Adderley. Le rendez-vous est donné, au tout début du mois de mars, au Columbia Records’ 30th Street Studio. Miles Davis y arrive avec des compositions conçues seulement quelques heures avant l’enregistrement, des thèmes esquissés où étaient indiqués les modes, les fameuses gammes. Pas de répétition. Le sextet se lance et enregistre en live.
Il faut rappeler qu’en 1959, on est au tout début du multipiste, et les enregistrements se font en live recording, tous les musiciens ensemble. Une seule prise par morceau, sauf le dernier qui en demandera deux. Le 22 avril 1959, s’achèvent les séances d’enregistrement du célèbre LP Kind of Blue de Miles Davis. La sortie commerciale arrivera en août de la même année sous la marque Columbia. Sur la pochette, Miles en gros plan, de 3/4, chemise cravate et gilet, large front sage et regard baissé vers sa trompette.
On y devine la tendresse et la concentration, la sérénité des moments importants. Quelques doigts à peine pliés pour appuyer sur les pistons. La pochette chante d’elle-même et on croit déjà entendre la trompette.
En 5 morceaux et 45 minutes, le jazz a pris un tournant pour toujours.
En 1999, une réédition permet aux auditeurs d’entendre l’album tel qu’il était prévu. Notamment la face A que le premier pressage au format vinyle avait rendue plus aiguë.
Alors pour les 68 ans de cette sorte de blues, je vous propose d’en écouter ensemble le morceau d’ouverture. L’emblématique « So What ». Et je vous recommande d’écouter et de réécouter ce Kind of Blue, qui tient la promesse d’un nouvel émerveillement à chaque écoute.