« Là où les putains n’existent pas », comment la Suède maltraite ses travailleuses du sexe.
« C’est troublant, parce que c’est arrivé comme elle l’avait prédit. » Cinq ans après, l’incompréhension de Zenitha est toujours intacte. Sa fille, Eva-Marree, a été tuée par son ex-conjoint, le 11 juillet 2013. Il l’a poignardée 31 fois, dans un logement appartenant aux services sociaux. Elle avait souvent écrit à sa mère qu’il la tuerait, un jour, « sans crier gare ».
Après sa mort, devant les ambassades suédoises de nombreux pays, de petits rassemblements ont lieu pour commémorer la mort d’Ava-Marree, militante au sein du milieu des travailleurs du sexe. Les associations lui rendent hommage, et dénoncent l’attitude de l’État suédois, qu’ils érigent en complice du meurtre. En Suède, c’est silence radio. La mort de la jeune femme, mère de deux enfants, n’est qu’un énième « drame conjugal », qui satisfait à peine la curiosité malsaine des pages faits divers.
Le cas d’Eva-Marree Smith Westberg en dit pourtant long sur la société suédoise. Pour peu qu’on veuille bien tendre l’oreille et écouter son histoire. Dans un documentaire bouleversant, Là où les putains n’existent pas, Ovidie, réalisatrice et chroniqueuse dans L’Heure de Pointe sur les ondes de Nova, rend hommage à cette jeune femme, et va chasser la Suède puritaine sur ses terres, sans tabou.
« En Suède, ce qu’on ne voit pas n’existe pas »
Les tabous, c’est bien ce qui régit cette société à l’allure idyllique mais aux tréfonds puritains. Dans le débat public, on ne parle pas de sexe, encore moins de prostitution. La Suède a pourtant été l’un des premiers pays à connaître un mouvement de libération sexuelle. Mais dans les années 80, les mouvements féministes s’allient au gouvernement conservateur et, au nom des droits des femmes, une vague de répression est menée : nudité dans les médias, pornographie, prostitution sont depuis régies par ces lois.
En 1999, la Suède est le tout premier pays à passer une loi de pénalisation des clients de prostituées. Ce qui peut paraître comme un geste progressiste (pénaliser le client plutôt que la prostituée) est cependant décrié comme un fléau par les associations. Une telle loi pousse le commerce du sexe à se retrancher dans des lieux privés, ou sur Internet et met en péril la sécurité des travailleuses.
« La Suède brandit fièrement que la prostitution a été éradiquée. C’est complètement faux. »
Mais pour un gouvernement, c’est une aubaine. « Dans la culture suédoise, ce qu’on ne voit pas n’existe pas », explique Ovidie. « Dès l’instauration de cette loi, la prostitution s’est délocalisée, elle n’est plus visible dans les rues. Du coup, la Suède brandit fièrement que la prostitution a été éradiquée. C’est complètement faux. » La Suède brandit des chiffres en baisse et fait miroiter à l’Europe cette méthode miracle. C’est le fameux « modèle suédois » que Najat Vallaud-Belkacem et consorts se targuent d’importer en France lors des débats qui ont lieu à l’Assemblée entre 2013 et 2016. Une loi calquée sur sa cousine suédoise sera votée en avril 2016.
« Une prostituée est nécessairement une victime »
Bien obligé de constater que la loi de pénalisation du client n’a fait que déplacer le problème, le gouvernement suédois a pourtant dû trouver d’autres moyens de pression. Les services sociaux, tout-puissants, se mettent à retirer automatiquement les enfants des prostituées présumées, sur simple dénonciation, et ce avant toute forme de procès ou de condamnation. C’est ce qui est arrivé à Eva-Marree Smith Westberg. En 2010, elle a travaillé comme escort-girl pendant deux semaines, pour subvenir aux besoins de sa famille. Dénoncée par une cousine, elle voit les services sociaux et la police débarquer chez elle. Sans lui donner d’explications, il repartent avec ses enfants, en lui déclarant qu’elle ne les reverra plus. Contrairement à d’autres femmes dans son cas, Eva-Marree refuse de s’excuser. Pourtant, elle n’a que peu d’options. Elle peut se définir en tant que victime, ou accepter un traitement psychiatrique.
« En Suède, on part du principe qu’une passe ne peut être consentie. Un client est nécessairement un criminel sexuel, et une prostituée est nécessairement une victime, détaille Ovidie. « La réaction d’Eva-Marree, c’est comme si en France, une victime de viol disait qu’elle allait très bien. Pour eux, c’est inconcevable qu’une femme ne se repentisse pas ou ne souffre pas de s’être prostituée. »
L’entourage de la jeune femme, interviewé dans le documentaire, est formel : ses enfants ont été pris en otage pour l’humilier, lui faire comprendre qu’on ne peut être mère et prostituée. Ils sont confiés à son ex-conjoint, dont elle avait pourtant alerté sur le comportement violent et la consommation de drogue. Alors même qu’elle quitte définitivement la prostitution, elle n’obtient qu’un droit de visite, que son ex lui refuse. Il ne la laissera jamais revoir ses enfants. Les services sociaux, si prompts à réagir lorsqu’il s’agit de la punir, ne lui viendront jamais en aide pour faire respecter ses droits.
« Dès qu’on est stigmatisé, on perd toute son humanité »
Trois ans plus tard, Eva-Marree est tuée à coups de couteau dans l’indifférence générale. Les enfants du couple sont cachés, placés en famille d’accueil, loin des parents d’Eva-Marree qui ont longtemps remué ciel et terre pour les retrouver. Mais eux aussi sont punis par les services sociaux. Punis d’avoir mis au monde une femme qui est devenue prostituée. « Dès qu’on est stigmatisé, on perd toute son humanité » décrète la jeune femme dans une vidéo-témoignage enregistrée un an avant sa mort, et rendue publique pour la première fois dans le documentaire d’Ovidie.
« Totalitarisme bienveillant »
Tout au long du documentaire, Ovidie gratte le joli vernis qui recouvre la Suède. Dessous, c’est un système patriarcal et rétrograde qui est mis au jour. Un conservatisme qui a gangrené les mouvements féministes aujourd’hui silencieux. « Au nom du droit des femmes, on a pourri la vie de ces femmes, la vie de leurs enfants, et on ne les a absolument pas protégées, contrairement à ce qu’on prétendait », s’insurge la réalisatrice. Pour elle, cette politique s’inscrit logiquement dans l’histoire suédoise. « C’est un pays qui a toujours facilement puni les femmes de mauvaise vie. Dès les années 30 et jusqu’aux années 70, la Suède a pratiqué l’eugénisme, en stérilisant plus de 200 000 personnes, notamment des femmes qui avaient demandé l’avortement, des filles-mères, des prostituées… » Pour elle, le silence qui a entouré la mort d’Eva-Marree est également symptomatique de ce qu’elle appelle « totalitarisme bienveillant » : « Il n’y a pas de culture du débat en Suède. Après tout, puisque tout le monde est censé être heureux, pourquoi est-ce qu’on se prendrait la tête ? »
Diffusé le 6 février sur Arte, Là où les putains n’existent pas est disponible en replay jusqu’au 7 avril prochain. À voir, ci-dessous.
Visuels © Magneto Presse