La Turquie de 2018, en playlist.
À l’occasion de l’exposition Home is where the he(art) is, à découvrir à la galerie Paris-Beijing jusqu’au 24 mars prochain, la réalisatrice Hind Meddeb s’intéressait ce dimanche, pour Néo Géo, aux utopies et aux espaces de création artistique dans la Turquie contemporaine où la liberté d’expression est particulièrement mise à mal. Ou comment, pour échapper à la censure, les artistes se réfugient dans des mondes imaginaires.
Entre inspirations, nostalgie, hommage et nouveautés… sept des neuf artistes exposés se dévoilent en musique.
1 – Yaşam Şaşmazer
« La chanson que j’ai choisi pour votre émission de radio est « Unutma Beni » (« Ne m’oublie pas ») de Esmeray. C’est une chanson très mélancolique qui donne la parole à un amant éconduit qui voudrait ne pas être oublié. Mais ce n’est pas seulement une chanson d’amour pour moi, elle me rappelle tout ce qu’on a laissé derrière : des amants, des amis, une maison, une terre… et une intense nostalgie. La chanteuse adresse une supplique à son ancien amant : « Comment puis-je t’oublier, tu ne m’oublies pas non plus, je t’en supplie ne m’oublie pas ». Et cette femme, qui a une voix si profonde et si mélancolique, est née à Istanbul en 1949. Ses ancêtres sont venus du Maroc, ils étaient d’origine afro-turque. Les citoyens noirs issus de l’empire ottoman ont fait partie d’un énorme mouvement de migration qui a duré aussi longtemps qu’a duré le commerce des esclaves. Mon grand-père était un afro-turc lui aussi. »
2 – Güneş Terkol
« Ha Za Vu Zu est un collectif d’artistes qui existe depuis dix ans, j’en fais partie depuis le début, c’est une partie de ma vie. Je veux mettre en avant notre collectif parce que c’est comme un refuge ou une maison pour moi. La chanson « Jungle« est sur la bande originale du film intitulé The Scar (la cicatrice). »
3 – Mehtap Baydu
« Ahmedo est une chanson d’amour désespéré, reprise sur l’envoûtant album Hawniyaz. Aynur Doğan est née en 1975, à Çemişgezek, dans la région montagneuse du Dersim à l’est de la Turquie. « C’est là, sur les hauts plateaux, quand je chantais en gardant les troupeaux, que ma voix s’est formée », raconte-t-elle. Après une période où les autorités turques se montrèrent un peu plus ouvertes et souples – quand la Turquie commençait à faire les yeux doux à l’Union européenne qu’elle espérait intégrer –, les choses ont empiré, nous déclare aujourd’hui Aynur. « Je suis née kurde et alévie. Mais en Turquie, une seule langue et une seule religion sont reconnues alors qu’il y en a une multitude. La situation se dégrade au lieu de s’améliorer. Je ne peux pas faire de concerts dans ma propre langue. » En 2011, lors de son passage au festival de jazz d’Istanbul, une partie du public l’a sifflée et contrainte à quitter la scène. C’était la goutte d’eau en trop. Elle a décidé alors de quitter la Turquie et s’est installée à Amsterdam. Elle navigue depuis entre sa ville d’accueil, l’Allemagne d’où elle poursuit sa carrière, et Istanbul. », explique la réalisatrice Hind Meddeb.
4 – Halil Altindere
Avec son installation vidéo, peintures et photographies intitulée Space Refugee Project, Journey to Mars, 2016 (voir photo plus haut), Halil Altindere raconte l’histoire de cet astronaute syrien héros du régime de Assad père et fils qui devient dissident en 2011 et se retrouve contraint à l’exil, réfugié en Turquie. Et si l’espace devenait une nouvelle terre d’accueil ? Et si, lassés d’errer sur Terre, les réfugiés partaient à la conquête de nouvelles planètes pour retrouver enfin un espace de vie ? Il fallait l’ironie mordante d’un artiste pour imaginer un tel projet. En l’occurrence celle de Halil Altindere, artiste turc d’origine kurde qui a développé une installation cosmo-politique du nom de « space refugee » exposée en ce moment à la galerie Paris-Bejing.
Pour la playlist de Nova, l’artiste a donc assez logiquement choisi « Life on Mars » de David Bowie.
5 – GÖzde Ilkin
Considérée comme l’une des précurseures de la musique pop en Turquie dans les années 70, l’auteure-compositrice-interprète Sezen Aksu est une véritable star en Turquie. Elle se bat pour de nombreuses causes, telles que les droits des femmes, l’environnement ou encore l’éducation dans son pays. Voici donc Sezen Aksu, avec le titre « Asktan Ne Haber » sorti en 2003.
« Quoi de neuf avec l’amour ?
Ouvre ton coeur, c’est moi !
Serre-moi fort, ne me laisse jamais partir.
Je baisse la garde
Apprécie l’instant, ne le laisse pas passer
Tu vois, j’ai mis de côté les strass et les paillettes
J’ai ouvert mon cœur, entre donc !
Et chemine dans mon jardin intime
Prend garde à toi!
Je n’aime pas mes grands mots
Je ne comprends pas le canon ou le fusil,
Je ne comprends pas le coeur de pierre,
Je ne comprends pas qu’il faille ramer contre la marée,
Oublie tout ça, quoi de neuf avec l’amour ?
De l’autre côté de tes yeux …
Les sous-titres de tes mots …
Deviennent le langage de mon coeur
Ma douleur se lit dans ma langue maternelle »
6 – Volkan Aslan
« J’envoie une chanson qui date de 1988. L’artiste s’appelle Selda Bagcan. L’album s’intitule : « Drawing The Freedom and Democracy ». On essaie encore de les faire émerger cette liberté et cette démocratie… Je partage avec vous le remix de cette vieille chanson par le DJ Acid Pauli. Ce morceau me rappelle qu’être uni vaut toujours mieux que d’être seul. »
7 – Mehmet Ali Uysal
« La première chanson est l’oeuvre d’une chanteuse vraiment importante. Je n’aime pas toutes ses chansons, mais certaines oui. Surtout celle que je vous ai envoyée : « O Günler » de Selda Bagcan. De par le rythme, vous pouvez probablement deviner qu’il s’agit d’une chanson de regret. Tout le monde a une personne dans sa vie dont il est tombé amoureux avant que l’histoire ne s’arrête soudainement sans qu’on ne s’y attende. Pour moi, elle fait référence à une femme très spéciale dans ma vie. »
« La deuxième chanson est très actuelle, « Olmazlara Yandım » d’Ozbi feat. Gülce Duru. Un de mes amis me l’a faite découvrir il y a peu. Ce n’est pas facile de traduire le titre de la chanson, « olmazlara yandım bu gun, bir ben bir sen kaldın bu gün », mais on pourrait traduire par « je me sens cerné par les interdictions que cette société m’impose / il ne reste plus que toi et moi aujourd’hui ». Il évoque les règles morales de la société, et le fait de ne pas être accepté par elle, bien qu’il soit au clair (en phase / en accord) avec sa manière de penser et son côté rebelle. Il parle de quelqu’un de spécial, en se plaignant un peu d’elle également. Il parle aussi des interdictions que la société nous imposent, et de ce que c’est que d’être seul à deux. »
« La troisième chanson est un titre d’Ezhel, un rappeur d’Ankara, où j’ai passé 23 ans de ma vie. Le morceau s’intitule « The Taste of My City » (le goût de ma ville). Il parle d’Ankara bien sûr, de sa vie underground. Il évoque beaucoup de choses que j’ai expérimentées dans cette ville. Bien sûr il parle de la ville d’une manière underground, très poétique. »