En tout cas, le gouvernement veut réduire sa diffusion.
Le mois dernier, une information a fait le tour du web tout entier. La SAPPRFT, c’est-à-dire l’administration d’État chargée de la presse des publications de la radio, du cinéma et de la télévision du peuple de la République de Chine (sorte de CSA puissance 22, en gros), a fait paraître une dépêche qui semblait vouloir limiter la diffusion d’images associées à la culture hip-hop ainsi, que de personnalités tatouées. L’intitulé implique que les médias ne devaient pas faire de publicité aux personnes « dont le coeur et la morale ne sont pas en adéquation avec la ligne du Parti et dont les intentions ne sont pas nobles », ni faire appel à des acteurs « de mauvais goût, vulgaire ou obscène ». Cible principale : un programme de télé-crochet appelé Rap Of China, dont l’incroyable succès a contribué à faire émerger deux artistes : PG One et Gai.
Une menace pour les « figures exemplaires »
Depuis la diffusion de ce programme, les deux rappeurs se sont retrouvés propulsés égéries de campagnes de publicité, ou invités dans d’autres télé-crochets nettement plus mainstream. Le gouvernement a rapidement perçu l’accession de ces rappeurs au statut de pop-stars comme une menace pour les « figures exemplaires » que le gouvernement tolère habituellement à ce niveau de médiatisation.
Les autorités chinoises affichent une volonté d’éloigner le hip-hop des organes de diffusion les plus mainstream, sans doute par crainte de l’impact sur la culture populaire. Il ne s’agit pas d’une interdiction du genre, mais d’une tentative de restreindre sa diffusion. Bien que le secrétaire général du Comité central du Parti communiste chinois (Xi Jinping) ne se soit jamais ouvertement opposé au hip-hop, la stratégie de la SAPPRFT semble être de le contrôler et le vider de tout contenu lyrical et esthétique jugé négatif…Et de défendre le « hip-hop creux », en somme, plutôt que celui qui sortirait un tout petit peu du rang.
Malgré cette tentative affirmée de restriction, il est néanmoins possible d’y voir un espoir pour la scène underground, qui risque de se construire et se renforcer face à cette censure. D’autant que cette culture hip-hop est profondément ancrée en Chine, et ce depuis de longues années. Le paradoxe de la décision gouvernementale réside en revanche dans le choix d’intervenir maintenant, à l’heure où le rap chinois connaît son premier véritable rayonnement international.
La République populaire de Chine limite ainsi son propre soft-power, ce qui est assez incompréhensible. Certains rappeurs chinois, comme Higher Brothers, sont en effet reconnus jusqu’aux États-Unis, et ont des featurings avec des rappeurs américains comme Famous Dex ou encore Ski Mask. Mais pour comprendre comment le rap chinois est arrivé à un point de rupture, il faut revenir sur son histoire, et ses particularités.
La culture Dakou
Tout commence avec ce que l’on appelle « la culture Dakou ». Dans les années 90, l’ensemble de la musique importée en Chine était totalement contrôlée par le régime, et il était ainsi quasi impossible de se procurer une musique autre que celle considérée comme étant « légale ». Au même moment, pour réduire les coûts de stockage en entrepôt, les maisons de disques en Europe et aux États-Unis, se débarrassent de leurs invendus et d’anciens formats musicaux rendus obsolètes : d’abord les cassettes, puis les CD.
Ceux-ci sont alors importés illégalement en Chine sous la mention « Déchets Plastiques Étrangers ». Un circuit parallèle de musique vendue sous le manteau vient satisfaire les collectionneurs avertis et les mélomanes en quête de quelque chose à se mettre sous la dent. Des cargaisons entières de ce plastique musical sont importées en Chine dans le plus grand secret. À tel point que même les Occidentaux l’ignorent. Pour preuve, à l’époque, la British Phonographic Institution et l’Association of Independent Music recrutent et investissent pour atteindre le marché chinois, sans se douter que leurs disques y circulent déjà dans l’ombre.
La culture Dakou désigne alors une certaine jeunesse, qui cherche à obtenir ces disques, un mode de vie « à l’Occidental », et l’idée d’une certaine libération culturelle. C’est la toute première mise en relation de la musique occidentale avec la jeunesse chinoise. Ce mouvement culturel mènera, dès 1997, à la naissance du rock chinois, le New Sound Movement, popularisé via le label Modern Sky Records. Et ces pionniers préparent déjà le terrain pour le hip-hop.
Le rap, un genre naturel pour la jeunesse chinoise
Pourtant, ce serait une erreur de considérer que le rap n’a pas de racines chinoises. La scansion sur des rythmes est un rituel millénaire en Chine, notamment avec le Fuzhou, qui consiste à conter des histoires, accompagnées par des cymbales. Plus récent, le Kuaiban est un genre qui consiste à faire rimer en rythme des couplets entiers sur des percussions de bambou. Ironie de l’histoire, le terme employé pour désigner le rap dans la Chine actuelle, le shuōchàng, désignait déjà cette musique traditionnelle scandée, avant même la naissance du hip-hop aux États-Unis. On peut donc trouver une filiation naturelle dans l’attrait au rap chez les jeunes.
Dès la fin des année 90, la révolution hip-hop se fait entendre, mais d’abord à Hong Kong, ex-colonie anglaise qui vient tout juste d’être rétrocédée à la Chine. Un collectif de rap, les LMF (pour Lazy Mother Fuckers), finit même par atteindre les charts en 2002 avec un rap engagé, mais qui célèbre aussi les gloires chinoises, comme avec le morceau « Bruce Lee ».
Les textes s’inscrivent dans l’héritage du hip-hop américain de la même période, avec des paroles crues et obscènes. Pour l’ensemble de ces raisons, le disque est interdit en Chine continentale, mais bien évidemment vendu sous le manteau.
En termes d’historiographie, on place souvent l’avènement du rap chinois en 2004. Cette année-là sont publiés deux disques majeurs : l’album de Kungfoo sur le label New Bees; et le premier disque de Yin Tsang & Sketch Krime chez Skream Records. Cette même année, la finale d’une grande ligue de battle de rap est organisée à Shanghai. Elle voit s’affronter un MC de Pékin, MC Webber, et le MC local, MC Black Bubble. Les salles sont pleines de kids qui épousent tous les codes de la culture hip-hop, des baggys aux chaînes, en passant par les tatouages. Quelques années plus tôt, dès 2001, on trouve déjà une influence rap dans des morceaux de C-POP (la pop chinoise), notamment chez Jay Chou, superstar de l’époque.
En 2001 également, la scène underground du rap trouvait son hymne, qui reste l’un des morceaux fondamentaux du rap chinois.
Les années 2010 marquent un tournant. Le rap est devenu totalement omniprésent chez les jeunes chinois et son influence est exponentielle. Partagé via les réseaux sociaux, il est associé à la culture skate et à des marques streetwear arborées par les rappeurs américains (Supreme, Palace…) Les rappeurs les plus underground n’hésitent plus à s’approprier des instrumentaux proches de la pop. Enfin, les rotations de plus en plus lourdes en club d’un certain nombre de bangers de rap font gagner le genre musical en reconnaissance. Des documentaires sont tournés, des battles s’organisent à travers le pays, même hors des régions les plus économiquement et culturellement développées. Des marques comme Red Bull sponsorisent des évènements, au point que le rap chinois obtient sa propre émission de télévision en ligne avec un jury d’ampleur international comme Kris Wu. Et c’est là qu’il commence à inquiéter les instances dirigeantes.
Le cosmo-patriotisme, spécificité du rap chinois
S’identifier à un mouvement, que ce soit le rap, le punk ou le goth-rock, est souvent motivé par l’envie de se différencier via une identité singulière, mais aussi d’appartenir à un groupe culturel et d’intégrer ses codes.
La revendication territoriale fait partie des grands leitmotivs du rap. Qu’on vienne du Bronx, de Compton, ou encore du 93, on le revendique. Pour les rappeurs chinois, c’est au niveau du dialecte que se joue cette appropriation. Tout en reprenant l’ensemble des codes universels et issus de la mondialisation du hip-hop (marques et modes, attitudes, mouvements de danse), les rappeurs chinois marquent leur identité dans un monde qui s’uniformise en rappant dans leur langue régionale plutôt qu’en Mandarin, langue imposée par l’État.
Pour identifier ces identités fluctuantes, les deux sociologues Jeroen de Kloet and Edwin Jurriëns parlent de « cosmo-patriotisme ». Le rap étant une écriture du réel et du présent, il est le reflet des interrogations d’une génération qui oscille entre ses propres traditions et les enjeux contemporains d’un monde globalisé. Leur musique est à la fois une critique du puritanisme conservateur institutionnel et du modèle de société chinois, tout en revendiquant un attachement à une identité chinoise, qu’elle soit nationale ou régionale. Le rap chinois est en phase avec sa génération, sans doute plus que la Mando pop, cette pop en mandarin, certes appuyée par le gouvernement mais qui ne parle que d’amours perdus ou de thèmes sans profondeur.
Le cas Higher Brothers
S’il y a bien un groupe qui est en train de changer la donne, c’est indéniablement les Higher Brothers. Quatre rappeurs de Chengdu, Masiwei, Psy. P, Melo, et DZ Know, sur lesquels a parié un label et media new-yorkais : 88rising. Celui-ci s’est spécialisé dans la mise en avant d’artistes asiatiques (Rich Chigga étant le plus célèbre). Jamais, avant eux, des rappeurs chinois n’avaient connu un tel rayonnement.
En 2016, Higher Brothers sort le morceau « Black Cab », sorte d’hymne trap dans leur dialecte sichuanais et consacré aux chauffeurs de taxis de leur ville, Chengdu. 14.5 millions d’habitants y vivent, et une véritable scène hip-hop underground y gravite, notamment autour d’un collectif : le Chengdu Shuochang Huiguan, ou CDC, fondé en 2008. Les quatre jeunes rappeurs évoluent dans cette scène, sèchent les cours pour tout donner au rap, sont présents à tous les évènements et font partie intégrante du mouvement. En Décembre 2015, DZ sort un morceau avec Masiwei et Psy. P, « Haier Xiongdi ». Pour beaucoup d’observateurs, il s’agit là du premier morceau trap de l’histoire du rap chinois. La première pierre est posée. Un an plus tard leur morceau “Black Cab” est un premier Game Changer. Dans la foulée, ils signent un contrat avec Adidas et Beats By Dre, et deviennent aussi égéries pour les Air Jordans de Nike. Un comble.
Mais ce qui change absolument tout, c’est leur passage dans l’émission Rap Of China, qui réunit 2,5 milliards de téléspectateurs sur le site Iqiyi, qui la diffuse. L’un des gimmicks des rappeurs, l’utilisation à outrance du terme « Worldwide », commence à devenir prophétie. Et cette prophétie s’incarne en un morceau : « Made in China ». Sur le refrain, Masiwei rappe avec ironie tous les clichés associés à la Chine, avec une arrogance certaine. « Ma chaîne, ma montre en or : made In China ! Le sac de designer que tu offres à ta femme : Made In China ! » Dans la vidéo, les rappeurs reprennent tous les codes trap, notamment dans les dance moves, mais jouent aussi avec les clichés. Devant un bâtiment de la dynastie Qing, ils exécutent des mouvements de Kung Fu et jouent au Mah-Jong.
On y retrouve pourtant un paradigme chauvin de cosmo-patriotisme. En effet, ce morceau prône au travers de l’égo trip, l’identité chinoise et sa force industrielle, tout en parlant de swag et de trap, deux termes propres à la culture hip-hop américaine. Mais le tour de force des Higher Brothers, c’est surtout qu’ils parviennent à obtenir un featuring de Famous Dex, le rappeur américain, et un instru du producteur d’Atlanta Richie Souf. Et il n’en faut pas plus pour assoir leur légitimité.
Idoles absolues de tous les jeunes dans leur pays, le groupe est actuellement en tournée pour dix dates aux États-Unis. Une situation impensable il y a encore deux ans.
Higher Brothers se conforme ainsi à une directive vieille de dix ans : celle du Président Hu Jintao qui rêvait d’un soft power chinois. Au cours d’un congrès du Parti communiste en 2007, il affirmait que « la jouvence de la nation passerait par une l’explosion de la culture chinoise ». Depuis, le gouvernement chinois dépense en vain des millions et des millions de dollars dans des campagnes de communication et des programmes d’échange ainsi que dans des artistes formatés pour tenter de plaire à l’international.
Paradoxe ultime, le groupe, qui revendique fièrement ses origines et représente la Chine à l’international, est aujourd’hui réprimé par les autorités.
Et pour le moment, on ne peut encore pas mesurer l’impact qu’aura Higher Brothers sur toute une génération de Chinois…
Visuel : (c) capture d’écran du clip de « Made in China »