Atlanta, Londres, banlieue, religion, production : la princesse du R&B du futur se raconte avant son concert à la Villette Sonique
Il a suffit d’un morceau très court, 1 minute et 20 secondes, pour qu’Abra gagne nos coeurs et nos oreilles, un beau jour de 2016.
Depuis, la chanteuse basée à Atlanta, signée sur le label Awful Records et proche de son fondateur Father, a fait du chemin : un album, Roses, un EP, Princess, et une myriade de dates de concert à travers le monde. Pour mieux comprendre le détonnant cocktail Abra, on lui a passé un coup de fil chez elle à Atlanta, la veille de son départ en tournée. Elle en a profité (attention spoiler !) pour nous annoncer un nouveau projet instrumental à venir sous peu.
Abra sera en concert gratuit à la Villette Sonique ce dimanche 27 mai, à 19h15, scène Prairie du Cercle Nord.
Pour commencer, une question simple et complexe à la fois : qui es-tu, ABRA ?
Je suis qui je suis ! (rires) Je suis le résultat de toutes mes influences : la banlieue, Atlanta et son rap, le Royaume Uni… Je suis une artiste et j’aspire à être une hypnotiseuse. Je ne tiens pas forcément à être une chanteuse, avant tout je crée des ambiances, des atmosphères. Comme une vibration qui modifie votre état de conscience. Presque comme de la drogue !
Ton nom de scène c’est Abra, mais tu as aussi un autre pseudonyme, the Darkwave Duchess. Est-ce que c’est ton double maléfique ?
La darkwave est un concept à la fois sonore et esthétique, qui caractérise bien ma musique et son côté sombre. Et puis il y a une autre idée : j’aimerais que les gens soient totalement eux-mêmes, honnêtement. Qu’ils libèrent cette personne qu’ils ne montrent pas à tout le monde, celle qui sort la nuit – et quand je dis la face sombre, je ne veux pas dire démoniaque, plutôt la face cachée. C’est ça aussi la darkwave, être soi-même et savoir que c’est suffisant.
Tu as parlé de l’Angleterre où tu as passé tes jeunes années. C’était comment ? C’est là que tu as commencé la musique ?
J’étais très jeune. Mes parents tenaient une église à Londres -mon père est pasteur et ma mère l’aidait avec le culte. J’ai grandi dans une église, dans mes premiers souvenirs je suis assis devant l’autel, à écouter les prières de ma mère. Ma mère et moi avions l’habitude de chanter à l’Église. Et du coup j’ai toujours cru que tout le monde savait chanter, je ne me rendais pas compte que c’était un don spécial ou que j’étais particulièrement douée pour ça. Mais plus tard, alors que j’étais au lycée, j’ai passé une audition pour une comédie musicale, et tout le monde semblait choqué et surpris que je sache aussi bien chanter ! Ensuite, j’ai commencé la guitare. J’ai toujours voulu être une poétesse mais je ne m’étais jamais pensé comme une musicienne, jusqu’à cette expérience au lycée. Donc j’ai commencé à faire des covers de rap à la guitare, j’ai commencé à faire ma propre musique sue GarageBand, en créant des boucles avec ma voix et en chantant par-dessus. À partir de là, et de ma rencontre avec Father d’Awful Records, ça a pris de manière très organique, je n’avais vraiment rien planifié mais tout s’est connecté très vite.
Est-ce que cette éducation religieuse se retrouve aujourd’hui dans ta musique ?
Oui bien sûr, mon éducation a eu un énorme impact sur qui je suis en tant que personne, et sur ma musique. Beaucoup de mes références viennent de la Bible, qui est un ouvrage très poétique, avec de très belles idées. Adolescente, je me suis rebellée, j’ai commencé à m’ouvrir à l’hindouisme, au bouddhisme… Ce qui ne me plaisait pas dans le christianisme, c’est son manque d’universalité. Vous devez être né chrétien, alors que certaines personnes sont nées dans des pays où ils n’ont jamais entendu ce message. Or la religion doit toujours cherché le plus grand dénominateur commun entre les gens. Je crois aussi que c’est plutôt la vérité contre le mensonge, que le bien contre le mal. Donc cela m’a influencé dans le sens où je suis quelqu’un d’assez réfléchi, je crois au pouvoir des prières et de la foi. Aux États-Unis, souvent les enfants de pasteurs se rebellent contre l’Eglise, mais moi je pense que ça m’a donné une vision plus large de la vie. J’apprécie la dualité de chaque chose. Et les chorales, les chants classiques sont définitivement une influence dans ma musique.
Cela concerne ta famille de sang, mais tu as aussi une famille musicale avec le label Awful Records. Quel rôle a joué cette autre famille pour toi ?
Je ne sais pas du tout où j’en serai sans eux ! Ils m’ont accepté comme je suis sans jamais me remettre en cause. Nous sommes tous un peu bizarres, un peu à côté, et nous nous sommes bien trouvés. Il y a en plus une sorte de rivalité, d’émulation positive : j’ai toujours voulu les rendre fiers, qu’ils me disent « t’as vraiment tout déchiré », et ça m’a fait prendre plein de décisions artistiques que je n’aurais pas prises seule. On a aussi beaucoup de discussions intellectuelles, qui stimulent mon écriture. C’est vraiment la meilleure deuxième famille possible !
Awful Records est basé à Atlanta, comme toi. Comment c’est de faire autre chose que de la trap music dans cette ville ?
Ce n’est pas si bizarre que ça en fait. Atlanta est connu pour la trap, mais il s’y passe plein d’autres choses. C’est une grande métropole où dès les années 90, les gens de couleur ont pu s’installer et vivre sans discrimination. Noirs, natif-américains ou hispaniques pouvaient espérer gagner le même salaire que n’importe qui. Atlanta était progressiste à cette époque : pas de ségrégation, des enfants noirs et blancs qui allaient à l’école ensemble… Je pense que ça a permis de créer des identités musicales plurielles et très spécifiques à la ville. Ca perdure aujourd’hui, et pas seulement dans la trap.
On dit souvent que tu es le futur du R&B contemporain, est ce que ça a du sens pour toi ?
Je ne sais pas… Évidemment que je suis influencée par le R&B, mais je ne sais pas si j’en suis le futur. Ce n’est pas à moi de décider ce qu’est mon art, je laisse ça à l’appréciation de ceux qui le reçoivent. Moi, j’aime l’idée de fusionner mes influences : le rock, la musique alternative, la pop, la world music… Donc je ne pense pas être le futur du RnB mais je suis très flattée que vous le pensiez.
Comment et avec qui travailles-tu tes prods, qui sont assez uniques ?
Je fais toutes mes instrus moi-même, tout ce que j’ai sorti sous le nom d’Abra. Quand j’ai commencé à chanter, je travaillais avec des producteurs qui voulaient utiliser mon talent pour leur propre carrière. J’essayais désespérément de leur faire comprendre ce que je voulais, mais personne ne saisissait. Alors un jour que j’étais dans un bar, je me suis dit que je n’avais pas à attendre qu’un homme le fasse pour moi. J’ai commencé à me former à la production sur YouTube, en observant les autres, et puis avec l’aide du crew Awful. La prod représente au moins la moitié du plaisir que je prends à faire de la musique : c’est tellement amusant de créer une chanson de A à Z, de lui faire prendre vie en partant de nulle part. Ca me fait me sentir puissante et confiante.
Si tu devais choisir deux morceaux, ceux qui incarnent le mieux ta musique ?
D’abord Bounty. C’est une chanson assez sombre. A l’époque, je ne savais pas produire de musique, alors je chantais une ligne de basse et je rajoutais des effets pour que ça ressemble à un instrument. Dans ce morceau, ma voix fait tous les instruments, sauf le kick.
Ensuite, Roses. Elle synthétise toutes mes influences : la bass music, les harmonies folk, des paroles poétiques… C’est la première chanson que j’ai faite qui m’ait donné des frissons. Quand j’ai fait la ligne de basse, les paroles sont venues toutes seules, je savais déjà ce que serait la chanson. Résultat : je l’ai sortie, et c’est l’un de mes plus grands succès.
Ta prochaine sortie, c’est pour quand ?
J’ai un album de prévu, mais pas dans les prochains mois… Je travaille aussi sur un autre projet, complètement instrumental, qui va bientôt sortir. J’attends le bon moment pour le lancer !