Un collectif dresse l’état de « la scène contemporaine électronique arabe ». Et celle-ci évolue.
Dresser l’état de ce que certains appellent « la scène contemporaine électronique arabe », afin d’en montrer toute la diversité, foisonnante et évidente. Le projet, vu d’ici, paraît d’une nature presque naïve, mais s’avère en réalité être une démarche quasiment politique. Quel rapport, en effet, entre la musique de Tunisie, du Liban, du Maroc ou d’Égypte, si ce n’est une vague idée, datée et exotique, d’une uniformité absolument faussée, sous prétexte que ces pays-là font partie d’un cadre géographique plus ou moins proche ?
Le combat – car il s’agit bien de cela – est mené par un collectif, Arabstazy (le monde arabe qui aurait gobé de l’ecstasy pour parvenir à la transe, en gros), et par Amine Metani, également fondateur du label Shouka, un Tunisien installé à Lyon mais qui revient dans son pays d’origine de manière suffisamment régulière (« tous les deux mois environ ») pour avoir sur la Tunisie un recul lui permettant de constater son évolution. Avec quelques compères, il lance aujourd’hui le premier épisode d’une compilation en trois volumes (Under Frustration, produit par Shouka et distribué, en France, par InFiné), un recueil musical aux contours épars (de l’IDM d’Ismail Hosny à l’abstract noise de Mettani, de la techno de Deena Abdelwahed au post-drone de Mash) et qui fait le point sur tous ces pays qui ont été concernés, de près ou de loin, par ce que l’on a appelé, ici, « les Révolutions arabes ».
« Désillusion post-révolutionnaire »
Un communiqué de presse en forme de brûlot politique l’accompagne, cette sortie : « Dans un contexte de désillusion post-révolutionnaire, il (le collectif Arabstazy) se pose en manifeste de la nouvelle vague futuriste underground. » « Désillusion ». « Frustration ». Les mots sont forts. En Tunisie, pourtant, la Révolution – ou « révolte » plutôt, pour Metani – a fait bouger les choses. Dans les grandes villes du pays (Tunis, Bizerte, et globalement sur la côte), quelques cafés et lieux réservés à la fête sont sortis de terre, et le public le plus jeune s’y est précipité. Si celui-ci sort toutefois davantage par pur désir de fête et d’entertainment, sans se soucier de la programmation musicale qui proposée, on peut aujourd’hui y vivre, par exemple, en étant DJ, et ce même si « quand tu es DJ en Tunisie, tu n’es pas considéré comme un musicien, mais comme un chômeur ou un ouvrier. »
Mais depuis les événements de 2010-2011, dont on se souvient qu’ils avaient largement été favorisés par l’usage des réseaux sociaux par la jeunesse tunisienne, c’est surtout le regard du monde extérieur qui a changé. Amine Metani : « Sur place au final, à part la parole qui s’est libérée, beaucoup d’éléments n’ont pas vraiment bougé, culturellement notamment. Au-delà des volontés individuelles, il faut des volontés politiques pour faire bouger les choses. Avec la ‘Révolution’, on a parfois l’impression que les gens, à l’extérieur du pays, ont découvert que les Tunisiens avaient une âme…Les Tunisiens ne sont plus de gentils sauvages. On sait lire, écrire, et même faire de la musique ! Avant ça, il y avait toujours ce vieux discours cliché qui disait ‘les Arabes ne sont pas fait pour la démocratie’. C’était post-colonial et complètement raciste. Maintenant, on est bien plus visibles à l’étranger ».
« Pour nous, la musique du monde, c’est Carl Cox »
Une visibilité nouvelle, et déjà, un semblant de récupération culturelle ? Récemment, côté marocain cette fois, Mohamed Sqalli, du collectif NAAR, en partie responsable de la formidable envolée de la trap marocaine, évoquait ces artistes « occidentaux » qui, soudainement fascinés par ce qui passe de l’autre côté de la Méditerranée, avaient eu tendance à s’approprier une culture qui n’était pas la leur. Il se souvenait notamment, et à titre d’exemple, des jolies images du clip « Territory » de The Blaze (vu plus de 13 millions de fois), tourné à Alger mais avec une équipe purement française. Amine, lui, s’étonne – s’agace peut-être même – de voir systématiquement son collectif booké aux côtés d’artistes dont le son n’a pas grand-chose à voir avec celui d’Arabstazy, et uniquement pour des raisons vaguement communautaires.
« C’est drôle tu vois, parce qu’on est systématiquement programmés dans les mêmes événements que des groupes comme Acid Arab, alors que notre proposition artistique est opposée. Dans le cas d’Acid Arab, tu as des Parisiens qui vont à Djerba et qui se disent ‘c’est super la musique de mariage !’ Mais pour nous ce qui est exotique, c’est l’Occident ! La musique du monde, c’est Carl Cox ! Ça a été un choc pour moi de voir Acid Arab à La Machine du Moulin Rouge : payer 15 balles pour écouter de la musique qu’on entendait quand on était petit aux mariages en Tunisie et que je redoutais…Bon, et je me suis rendu compte aussi finalement, que bien mixée, elle passait très bien, cette musique de mariage ! »
De l’importance de la tradition
C’est que chez Arabstazy, si on veut manifester « la diversité, de l’hétérogénéité et de la complexité qui définissent le monde arabe » aujourd’hui, on n’en oublie, surtout pas, l’incidence du passé, et la nécessité de préserver une culture particulièrement menacée par la mondialisation et l’uniformisation progressive des cultures.
Thémis Belkadra, qui fait notamment tourner Shkoon (l’alliance de deux producteurs allemands et d’un chanteur réfugié syrien) ou Arabstazy à Paris : « Il y a là-bas une véritable volonté d’émancipation, mais avec le souci de ne surtout pas renier ses origines. Avec la mondialisation, beaucoup ont peur d’arriver finalement à un monde où la culture a disparu, et où tout serait homogène. J’ai rencontré et travaillé avec des artistes qui font tous de la musique différente, Arabstazy (Afrique du Nord) ou Shkoon (Moyen Orient), mais qui ont la même démarche de trouver dans l’héritage quelque chose d’intéressant ».
Ainsi, la toute première sortie de Shouka, le label d’Amine Metani, était un enregistrement d’une cérémonie stambeli, un rite de possession music-thérapeutique qui, par la transe, permettrait d’entrer en connexion avec des entités surnaturelles, sonorités qui, en Tunisie, tendent aujourd’hui à disparaître du paysage culturel, des sons que l’on retrouve aussi beaucoup sur la compile. Amine : « Le stambeli, c’est l’héritage noir de la Tunisie. Au moment de l’indépendance de la Tunisie en 1958, il y a eu besoin de donner un sentiment d’unité nationale, qui passe aussi par la mise en place d’une culture commune. On a alors choisi, aux dépens de toutes les complexités du pays, que la musique savante de Tunisie était le malouf, que la musique populaire était le mezoued, en oubliant la gazba qui vient du Sud, ou le stambeli. Ces musiques sont en train de disparaître, il faut absolument les préserver ». Prôner la différence, préserver sa culture.
« Pour nous, c’est urgent de devenir autonome »
« Ce que j’espère, conclut Amine, c’est que les gens écoutent la compile en pensant y trouver la mode électro orientale du moment, à la Omar Souleyman. Et que ces gens-là finissent par être perturbés par ce qu’ils vont finalement trouver, et en ressortir en se disant : en fait le monde arabe, c’est hyper hétérogène ! Notre objectif, à terme, c’est vraiment de favoriser la création de lieux en Tunisie et dans le monde ‘arabe’ qui ne seraient plus exclusivement des lieux de divertissement mais de culture et d’art. Que l’on ne soit plus sous perfusion. Pour nous, c’est urgent de devenir autonome ».
Curation by Arabstazy, production by Shouka, distribution France by InFiné. La compile s’écoute ici.
Arabstazy passe la soirée au Ground Control le 29 juin à partir de 18h30. Au programme : Fatäk (Leila Bélangeon Bouaziz), Red Djinn (Karim Naoumi), Mettani feat. Red Djinn (gombri) & Fab Smith (sax), Tropikal Camel feat. Mettani (gombri) et Terra Aziz.
Visuel : © Khalil Tnani