Au This Is Not A Love Song, rencontre avec un monument de la pop Made in France.
Il y a vingt ans, quatre jeunes garçons nés au bon endroit au bon moment contribuaient à faire de Versailles la nouvelle capitale d’une pop fabriquée en France mais inspirée de partout – et surtout, du hip-hop, du disco et du funk anglo-saxon -, qui allait persuader le reste du monde que la France, enfin, avait désormais sa place sur l’échiquier, géant, de la pop internationale. On parlera de French Touch, et on verra l’émergence, dans les foulées des voisins Air, Daft Punk ou Étienne de Crécy, de Phoenix, quatuor devenu en deux décennies et quelques albums mythiques l’un des groupes les plus populaires du pays en dehors des frontières de l’hexagone. À l’occasion du premier déplacement d’antenne de Radio Nova au This Is Love A Love Song – sans doute le meilleur festival de rock indé actuel -, quelques instants aux côtés de Laurent Brancowitz et de Christian Mazzalai, les deux frères d’un groupe qui a fait paraître l’an passé Ti Amo, un septième album studio en forme de déclaration d’amour à une Italie fantasmée et racontée comme une carte postale d’un autre âge. « C’était la Dolce Vita. »
Le This Is Not A Love Song, c’est environ 5 000 personnes par jour. Pour un groupe qui a joué à guichets fermés au mythique Madison Square Garden de New York en 2010, j’imagine qu’il y a une volonté de se tourner vers quelque chose de plus intimiste…
Christian Mazzalai : Oui, c’est ça. On est dans la deuxième période de notre tournée. Là, on revient d’une série de concerts à Paris, à la Gaîté Lyrique, où on a composé notre disque et qui est également une salle au format « intime ». On aime ce genre de contrastes dans nos vies et dans nos carrières, et on avait vraiment envie de proposer quelque chose de ce genre.
Laurent Brancowitz : Ce n’est pas du tout un problème pour nous de changer de dimension. On a toujours essayé de fonctionner comme ça. Et même après notre concert au Madison Square Garden d’ailleurs, on s’était retrouvés le lendemain dans un petit bled au milieu des États-Unis. C’est notre vie, elle est comme ça depuis le début. Et c’est ça qu’on adore. C’est pour ça qu’on est toujours heureux de partir en tournée.
Christian Mazzalai : Quand tu joues devant beaucoup de monde, il faut avoir une scénographie particulière. Le danger, c’est de tomber dans un feu d’artifices permanent, un peu cliché, vu mille fois. Là, on a réfléchi avec un ami à nous à ce que l’on pouvait proposer. Il nous a renseigné sur un tas de techniques scénographiques qui avaient été utilisées, dans le sport, les cérémonies religieuses, le théâtre. On a découvert une technique, utilisée dans les Folies Bergères au théâtre dans les années 20, avec une illusion d’optique. Et on l’a reproduit, cette technique, qui donne un effet magique, et en même temps minimal, au live.
Un concert, c’est avant tout un rituel moderne
Laurent Brancowitz : On pense toujours à l’idée qu’un concert, c’est avant tout un rituel moderne. C’est comme ça qu’on l’envisage. Étudier d’autres formes de rituels, ça nous paraissait évident. Que se passe-t-il avant le début du concert ? Comment commence-t-il ? C’est comme ça qu’on voit la scène. Bon ce soir à Nîmes, on ne va pas faire le truc du miroir, notre référence, ça va plutôt être un genre de cérémonie primitive avec décapitation de poulet à la fin…
L’album que vous allez principalement jouer ce soir s’appelle Ti Amo, un disque qui évoque une Italie fantasmagorique et pleine de clichés que vous assumez tout à fait. J’ai pourtant cru comprendre que vous la connaissiez très bien, cette Italie…
Christian Mazzalai : Oui, on la connaît plutôt très bien. Laurent et moi sommes à moitié italiens – notre père l’est – et on a passé une partie de notre enfance là-bas, en vacances. On a une tante à Venise, une autre à Rome, de la famille en Sardaigne…du Nord au Sud, on a beaucoup de famille là-bas. On n’a pas voulu décrire l’Italie que l’on connaît bien, mais celle de notre enfance où les souvenirs sont vagues, ceux des longs étés où tu t’ennuies un peu, mais où c’est tout de même fantastique, où il fait très chaud, où la lumière est belle…On a voulu écrire un album sur une Italie vue depuis la France, et depuis le regard de quatre petits français. C’est ça qui nous intéressait.
Laurent Brancowitz : Ce qui nous plaisait, ce n’était pas vraiment l’Italie réelle. Notre référence, c’est le clip de « Week-end à Rome » d’Étienne Daho, qui avait à l’époque été tourné dans le métro, station Rome. Et on pensait à ça. On voit d’ailleurs la station dans le clip que l’on a fait pour notre morceau « Ti Amo », et c’est un hommage à Étienne. Je lis en ce moment la biographie de Raymond Roussel, un écrivain du début XXe siècle, l’un des premiers surréalistes, qui a écrit un livre qui s’appelle Impressions d’Afrique, écrit en revenant d’un séjour africain. Le livre ne parle pas du tout du vécu de son séjour, mais de ce qu’il en a imaginé. « Ce que j’ai vu n’a aucune importance, c’est l’imagination qui compte ». On était aussi à fond sur Fellini. Pour le tournage de la Dolce Vita, il avait fait reconstituer entièrement la Villa Veneto en studio. Elle était là, il habitait à cinquante mètres, mais il a préféré la recréer pour que ce soit un décor. Derrière un masque, c’est là qu’on dit la vérité.
Vous êtes quand même un peu allés en Italie, pour composer ce disque, ou est-ce que vous vous êtes simplement basés sur vos souvenirs émotionnels ?
Laurent Brancowitz : Moi oui, j’habite un peu à Rome en ce moment. Et ce qui est bien en Italie, c’est qu’en ce moment et après trente ans de Moyen-Âge, il y a actuellement une vraie Renaissance musicale. Il y a par exemple Giorgio Poi, qu’on a récemment invité à Paris. Pop X aussi, comme si Sébastien Tellier faisait de l’Eurodance…Y a vrai plein de trucs bien en ce moment. Même la variété un peu plus populaire, ou l’espèce de rap consensuel, c’est vraiment pas mal. Soudain, l’Italie offre de la musique géniale, qui l’avait jusqu’alors été jusqu’en 1984. Ensuite, Berlusconi est arrivé, et là il a tout foutu en l’air. Après trente ans, ça y est, la Renaissance.
On va aller voir un film de Rohmer avec les gagnants
Vous avez beaucoup tourné aux États-Unis, ou au Japon, mais vous qui jouez beaucoup sur le côté « french touch » et qui sortez un album axé sur l’Italie, revendiquez-vous un côté européen ?
Christian Mazzalai : À 100%, oui. La plus grande référence stylistique, pour nous, c’est Kraftwerk, qui a réussi dans les années 70 à porter une « imagerie européenne », notamment avec l’album Trans Europe Express.
Laurent Brancowitz : Oui, à cette époque, ils avaient refusé les fantasmes anglo-saxons. On vit depuis l’après-guerre dans un monde dominé par ces fantasmes-là, et c’est vrai qu’au bout d’un moment, c’est bon, on a fait le tour. On n’en peut plus, on a envie d’autre chose. Et nous, cette autre chose, on l’a, il est devant nous. C’est notre petite forme de poésie un peu différente. Et les gens aiment ça. C’est quand on est loin, d’ailleurs, que l’on arrive à voir la poésie de la France, et tous ces trucs qu’on avait envie de fuir étant enfants, mais qu’on regrette quand on est en tournée dans le Kansas…
Christian Mazzalai : Tu vois adolescents par exemple, on détestait Eric Rohmer. Mais c’est dans les backstages du Texas qu’on a compris qu’en fait, on l’aimait.
Laurent Brancowitz : Il y a quelques années, il y avait eu un concours organisé par une radio – de New York je crois – et ils cherchaient un prix pour les gagnants. Ils se sont dit : « ouais, faudrait que les vainqueurs gagnent le fait d’aller manger une pizza avec Phoenix. » Et nous on a dit, plutôt : « on va aller voir un film de Rohmer. Avec les gagnants. »
Christian Mazzalai : Ouais, c’était la veille, ou le matin peut-être, du concert au Madison Square Garden…Des auditeurs de la radio du New Jersey – l’Amérique, la vraie… – avec qui on a regardé du Rohmer…Le grand écart.
Laurent Brancowitz : Ça a été un choc des cultures assez fascinant. Je crois que certains n’avaient pas tout compris, mais ils en avaient quand même retenu quelque chose.
Christian Mazzalai : Oui, ils nous disaient tout le temps : « So great ! »
C’est une parabole intéressante avec votre musique cette anecdote-là : quelque chose de très grand public et de très populaire comme un concert au Madison Square Garden, qui cohabite quasiment simultanément avec quelque chose de plus intellectuel et de plus cultivé comme la projection d’un film de Rohmer…
Laurent Brancowitz : Oui c’est vrai. C’est de nouveau l’idée de contrastes, dans laquelle on est à 100%.
Ça fait une vingtaine d’années que vous faites de la musique pop. Qu’est-ce que vous pensez de son évolution ?
Laurent Brancowitz : Quand tu dis « musique pop » je ne sais pas vraiment de quoi tu parles en fait…
De ce qui est « populaire ».
Laurent Brancowitz : Ah oui on parle de la même chose alors, on est d’accord. C’est ça qui est fascinant dans la musique populaire, c’est que ça évolue toujours. Pour moi la musique pop, ça commence avec l’invention du phonographe, et ça dure donc depuis 1910. C’est une aventure humaine, intellectuelle. C’est un peu comme les romans policiers. Il faut toujours trouver un nouvel angle, une nouvelle enquête. C’est aussi une aventure émotionnelle, qui change tout le temps. Quand on est arrivés en 1995, je crois qu’on était au creux d’une vague. En France c’était le désert, il n’y avait presque rien. Dans le reste du monde non plus d’ailleurs. Si, il y avait Beck…
Oui, qui est passé d’ailleurs hier soir au This Is Note A Love Song…Vous avez pu le voir ?
Non malheureusement, on est arrivés qu’aujourd’hui. Mais on a eu l’occasion de jouer en première partie de certains de ses concerts, en Australie notamment. Beck a cassé beaucoup de tabous dans la musique pop. Il a une vision assez riche de la vie.
La musique pop, on le disait, a beaucoup évolué depuis vingt ans. Est-ce que vous pensez que si vous sortiez aujourd’hui votre premier album, vous auriez le même succès qu’il y a vingt ans ?
Christian Mazzalai : Je pense qu’on a profité d’un appel d’air, créé par des groupes comme Daft Punk ou Air, et qui nous ont permis de mettre le pied dans le truc. Sans cet appel d’air, on aurait sûrement eu une autre destinée. Y a beaucoup de gens qui se sont engouffrés en essayant de faire pareil. Nous, on a juste profité de la bienveillance générale du monde. Avec le recul, on a suivi notre sillon, on a été assez fidèles à notre vision des choses. Au bout d’un moment, le monde s’est aligné à une idée qu’on se faisait des choses.
Faire un disque dans sa piaule : on est nombreux à l’avoir fait à l’époque
Tu parles d’Air, de Daft Punk…ce sont des amis à vous, des gens avec qui vous avez bossé. Est-ce que l’on peut parler, à ce moment-là, de « scène versaillaise » ? Il y avait des idées communes, des sessions de travail communes, des réflexions communes ?
Christian Mazzalai : Oui, Branco notamment jouait avec Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo dans Darlin, leur premier groupe. Mais je pense que ouais il y avait un noyau d’amitiés avec ces gens-là. On s’est partagés beaucoup de disques, on a débuté ensemble, il y avait un noyau d’amis. Après, on a tous pris des orientations musicales différentes, mais avec la même culture musicale, et une volonté d’indépendance, permise par les technologies émergeantes. C’était la première fois qu’on pouvait faire un album dans sa chambre ou dans notre cave et qu’on pouvait faire des disques en dehors de l’industrie musicale. En France y avait que des directeurs artistiques pathétiques, en studio y avait des ambiances horribles…c’étaient les années de la grande variet à la française. En quinze ans, il n’y a pas un bon disque qui est sorti. Et nous on était là, avec nos sampleurs, on avait écouté des millions de disques du monde entier, parce qu’on avait soif de musique, et on avait une idée assez précise de ce qui sonnait bien. Et on pouvait le faire dans notre chambre, à peu près quoi, et avec quelques machines qui valaient 2 ou 3 000 francs. Faire un disque dans sa piaule : on est nombreux à l’avoir fait à l’époque. Indépendance, amour des vieux disques, beaucoup de volonté : la recette était là.
Phoenix était également de passage dans le Nova Club au moment de la sortie de Ti Amo.
Visuel : © Boby Allin