Durant trois jours, Saint-Denis de La Réunion a vibré aux rythmes des Électropicales, le plus grand festival des musiques reggae, rap, électroniques de l’île. De Marcel Dettmann à PLK, de Banani Soudsystem à Aurélie Zemire, retour sur une édition incontournable, métissée et ultra moderne.
C’est une île à 10 000 kilomètres d’ici. L’Afrique de l’Est n’est pas loin. La cote du Mozambique à 2 000 kilomètres, celle de Madagascar plus proche encore, tout comme les Comores ou les Seychelles. L’île Maurice et Rodrigues sont des voisines, on les regroupe parfois sous le nom de Mascareignes.
C’est une île… mais qui n’est plus coupée du reste du monde depuis très longtemps. Métissée par essence — des Français sont venus y habiter en nombre dès le XVIIe siècle, puis des Malgaches, des Tamouls d’Inde ou du Sri Lanka, des Chinois —, La Réunion a vu sa population changer, se métisser encore et toujours. Ses musiques avec.
Alors, naturellement, à La Réunion, il n’y a plus seulement le maloya — amené par les esclaves Afro-malgaches au XVIIe siècle —, le séga — un dérivé du maloya créolisé par les musiques européennes du XIXe siècle — ou bien le seggae — fusion de sega et de reggae initiée par des Jamaïcains. On écoute aussi du rap, de la techno, de la house, du reggaeton, du R&B, de la trap. On les joue aussi, ces musiques, en les transformant parfois. Les idées viennent d’Afrique, d’Europe, d’Inde, d’internet. À La Réunion, c’est comme partout : des cultures y entrent, infusent leurs idées, en ressortent, transformées, prêtes, à leur tour, à en influencer d’autres ailleurs.
Électro, Tropical.
« Les Électropicales, c’est quand même plus électro que tropical », nous fait remarquer un camarade durant la soirée du vendredi. Question : pourquoi les musiques électroniques ne feraient-elles pas désormais, à La Réunion et dans les environs, partie intégrante des nouvelles formes de musiques tropicales ? En 2022, pourquoi distinguer et détacher encore les deux moitiés d’un nom, alors qu’elles ne devraient sans doute pas l’être ? Électronique ET tropicale, « l’île intense » ? Assurément.
Les Électropicales, sans conteste, ont joué un rôle dans cette diffusion et cette rencontre, tellement évidente, entre les musiques traditionnelles et follement transcendées de l’île et les musiques techno, house, electronica (nées en Amérique du Nord et en Europe) qui appellent, elles aussi, à l’envol de l’esprit, à la déconnexion du corps, à la lévitation dans une certaine forme de cosmos mental.
Originaire de l’île, Aurélie Zemire a grandi avec l’héritage du séga ou du maloya avant de découvrir le punk, la new wave, la house, la techno. Ses mixes, comme celui proposé vendredi, combinent ces influences. « Avant l’arrivée des Électropicales, je ne connaissais même pas l’existence de la musique électronique », affirme celle qui a assuré un temps une partie de la programmation du festival et qui organisait cette année le Bal Voguing ouvrant la soirée de vendredi. Regarder ailleurs ? Puis laisser entrer.
Un regard sur l’Océan Indien
« On tient à offrir un regard sur l’Océan Indien », assure pour sa part Thomas Bordese, le directeur des Électropicales. « Environ 50% de la programmation en est issu. », avance-t-il, fièrement, en conférence de presse de cette quatorzième édition qui revendique la place de « plus grand festival électro / rap / reggae de l’Océan Indien ».
À Saint-Denis, le chef-lieu de La Réunion, le public local est heureux de voir ici des artistes qui ne se déplacent pas si facilement et pas si souvent sur l’île. Chaque soir, on annonce quelque 5 000 personnes devant les concerts de Marcel Dettmann (le DJ et producteur allemand, principal résident du Berghain, le club techno historique de Berlin), de Thylacine (le Français qui joue du saxophone ou de la guitare andalouse au milieu de ses mixes) ou du collectif international dub, reggae ou dancehall OBF Soundystem (+ SR Wilson & Charlie P & Junior Roy), qui prêche la paix, l’anti-racisme, le droit à la différence, l’unité entre les peuples. Des Français, un Anglais et un Catalan, des couleurs rastafaris qui s’affichent, une reprise de Raggasonic (« Bleu Blanc Rouge ») et une énergie immensément communicative. Sur Main Stage, ça tremble.
Un public heureux, aussi, de voir en chair, en os et en punchlines les rappeurs français Zola ou PLK, qui cumulent les streams sur Spotify, débarquent en bande, font répéter à la jeunesse de l’île des phrases comme « J’ai un bête de style ta fumas me kiff » ou « Comme Windows en 2002, cousin, c’est nous les rois d’la disquette ». « J’pilote un Porsche qui fait l’prix d’un F3 » : téléphone allumé pour faire comme un briquet et diffuser sur les réseaux. À 10 000 kilomètres de la métropole française (dont La Réunion est, pour rappel, l’un des départements), les paroles sont répétées par une jeunesse (beaucoup de collégiens et de lycéens, c’est fou !) pas toujours si différente de celle que l’on peut voir à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Nancy. La mondialisation est une idée à laquelle il faut définitivement se faire.
Le public international (de la métropole, principalement, comme vos serviteurs de Radio Nova, partenaires de cette édition 2022), lui, est plutôt là pour découvrir ce qui se fait de ce côté-ci de l’hémisphère. Le mixe d’Insula, un DJ, producteur et plasticien qui revendique un « maloya du futur » et qui fusionne le rétro, l’électro, la tradition et la modernité ? On y court évidemment.
Celui qui voit se rencontrer Agnesca et Kobald pour une fusion entre techno, électro et maloya ? On y court aussi… et on y danse ! Des représentants de la scène rap locale, incarnée par Sika Rlion (checkez les titres « Tas de ruines » ou « Lionne », pas si loin de Kenny Arkana) chez les femmes ou Nico Real Lion chez les hommes ? On découvre !
Tout le monde y trouve son compte, et notamment la municipalité de Saint-Denis de La Réunion, qui soutient le festival depuis le début, festival dont la maire socialiste Ericka Bareigts, en conférence de presse, rappelait l’importance capitale dans le projet culturel de la ville. Elle rappelait aussi la nécessité de ne pas faire exclusivement du Barachois — le quartier historique à partir duquel la ville s’est développée — une route traversée par les automobilistes pour se rendre vers les communes de Saint-Paul, de Saint-Pierre ou de Saint-Joseph. Faire d’un quartier de transition un quartier de vie, de fête, de culture ? L’idée est là.
Le maloya, le séga… et ses dérivés
Au Barachois, le festival s’y est implanté ces dernières années. La vue offre une percée sur l’Océan Indien, sur le massif du Piton des Neiges — qui occupe près des deux tiers du nord-ouest de l’île —, sur ces arbres géants centenaires sur lesquels les festivaliers peuvent reposer le corps quelques minutes entre les mixes puissants de Sam Wayland (DJ réunionnais membre du collectif Zusammen) et de Nayah (house minimale, réunionnais lui aussi). Le cadre, objectivement, est magnifique. Les musiques s’échappent de la Main Stage (habillée par dix écrans… et par un DJ) et de la scène alternative (où les murs sont graffés à l’aérosol), s’envolent faire un tour chez les voisins de l’Océan Indien.
Aux Électropicales, les DJ viennent du Mozambique (Nandele), d’Ouganda (Kampire). De l’île voisine de Maurice, aussi, comme le Babani Sound System, vu jeudi soir à l’ancien hôtel de ville, en live band, lors d’une soirée de lancement étiquetée « Digital Kabar », alliance des musiques traditionnelles des environs, des musiques électroniques, de la trans viscéralement liée au Kabar — ces cérémonies au cours desquelles le maloya s’est diffusé il y a plusieurs siècles. On y invoquait la mémoire des ancêtres, le monde des esprits, le basculement de l’autre côté du miroir.
« Babani », en langue mauricienne, renvoie d’ailleurs littéralement à l’idée de « transe ». En trio, le groupe triture ses machines, joue du kayamb (l’un des instruments indispensables pour l’interprétation du maloya) et du ravanne (joué différemment des Réunionnais, qui le leur font remarquer !), est accompagné par un jeu de lumière reprenant des motifs de l’iconographie mauricienne. Le trio a aussi lancé son label, Babani Records, qui réédite notamment des musiques rares, oubliées, cachées pendant longtemps, de l’Océan Indien. Ils veulent « faire perdurer ces musiques, créer une connexion entre ceux qui aiment le sega et ceux qui aiment les musiques électroniques. ». Ils nous confient : « Avec notre musique, on a parfois l’impression que les jeunes, qui sont nombreux à nos événements, découvrent les musiques de leurs grands-parents ! ».
« La Réunion, lé la ?! »
Des grands-parents potentiels ? On en croise certains, puisque le mélomane n’a pas d’âge, aux Électropicales. Quelques-uns devant le set de Konsole, l’un des plus grands collectionneurs de disque de l’Océan Indien qui joue, devant un public de connaisseurs, du sega de La Région, du maloya de l’île Maurice, du moutia des Seychelles, lui qui a fait paraître, chez le label londonien Strut Records, trois disques compilant des musiques que le passé a voulu oublier, mais que des explorateurs du son comme lui sont allés chercher aux confins de l’oubli.
Le troisième âge, on le croise aussi au contact d’une jeunesse d’avant-garde qui fait la fête devant le set de la très active DJ lyonnaise Flore (deux albums, des tas d’EP et remixes, le label POLAAR qu’elle a créé avec Marc Weistroff), puis de Juba, Britannique d’origine nigériane qui mixe musiques électroniques et musiques importées du continent africain. On en croise aussi devant le set de la Marocaine ڭليثر Glitter٥٥, dont le set, maquillé par un habillage présenté pour la première fois aux Nuits Sonores (Musahara de Nathan Gombert et Lisa Laurent) tabasse sévère. Samples chaabi, kicks techno, rythmiques breakbeats et gqom, bouchons de protection obligatoires dans les oreilles. L’océan, lui, fait des vagues jusqu’à la Méditerranée qui borde la ville de Rabat — où elle est née.
Pendant son mixe et durant toute la durée du festival, la compagnie circassienne Cirquons Flex développe une pratique hybride entre cirque et danses traditionnelles de l’île. Certains jouent à Anakin Skywalker avec des bâtons enflammés (sur le toit de la scène alternative, c’est très impressionnant), d’autres jonglent sur des échasses (sacré équilibre) ou se suspendent aux arbres, la tête en arrière et le corps dans les airs. Ils sont pendus, mais ne sont pas morts : au contraire, ils vivent intensément. Les circassiens font des ronds autour du bassin central qui limite les deux scènes du festival, le public les imitera bientôt — en légèrement moins gracieux. Dans le bassin, les plus dissipés y piquent une tête. La sécu râle. Rien ne dégénère. Tout va bien.
Pendant le mix technoïde, gabber, raveur, explosif de Sentimental Rave, basée à Saint-Denis (dans le 93, cette fois !), les éléments s’accumulent : le feu, les échasses, les jongles, les pieds nus, les danses qui n’ont plus d’autres sens que celles que l’on veut bien leur donner… C’est un énorme bordel. C’est aussi sympa comme tout, cette histoire. On s’y égare.
Sympa, comme un festival qui aura vu circuler durant deux séjours (+ une soirée à l’ancien hôtel de ville) quelque 10 000 festivaliers venus chercher au Barachois les musiques d’un monde métissé et pluriel, où la techno de cave copine avec les sounds systems en live band, le rap à punchlines ou la techno sous infiltration maloya. Rendez-vous l’an prochain pour les quinze ans d’un festival indispensable pour le mélange et la mutation des esprits, des cultures, des musiques. Liberté, lé la ?