Le label Awesome Tapes From Africa ressort « Our Garden Needs Its Flowers » le disque de Jess Sah Bi & Peter One qui popularisa la country-music là où elle n’était pas forcément destinée à l’être. Interview.
C’est l’histoire de deux garçons, même pas musiciens professionnels (l’un Jess Sah Bi, faisait dans la caricature politique, et l’autre, Pierre-Evrard Tra, était étudiant en Histoire) qui popularisèrent dans les années 80 et en Côte d’Ivoire un son – la country-music, et par filiation, l’americana – qui n’était a priori pas destiné à s’y imposer. À Abidjan, et dans le reste du pays, c’est alors le Ziglibithy, la Dance et le Soukous que l’on écoute abondamment, sonorités aussi éloignées que possible de cette musique née dans les années 20 dans le Sud des États-Unis (Nashville, la ville du Tennessee, en est la capitale culturelle). Une musique traînante, sentimentale, et qui vit se rencontrer les musiques folkloriques importées d’Europe, et le gospel des afro-américains.
Mais Jess Sah Bi & Peter One font partie de cette jeunesse ivoirienne plus ouverte sur l’Occident que ses aînés, et qui, parce qu’elle écoute les émissions radio de la capitale qui diffusent du Simon & Garfunkel, du Dolly Parton ou du Cat Stevens, est sensible à un son que le duo adaptera (les textes sont à la fois en Ivoirien, en Français et en Anglais), et popularisera à une vitesse folle. Rapidement, le groupe multiplie les concerts, s’exporte à l’étranger (il remplit des stades au Togo et au Burkina Faso), se voit même adoubé par le pouvoir, comme cette fois où il fut invité par Félix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire indépendante, à jouer en direct d’un gala organisé par sa femme. Le morceau « African Chant » est même diffusé à la BBC le jour de la libération de prison du Sud-Africain Nelson Mandela, preuve de l’impact du groupe bien au-delà des terres ivoiriennes.
Ouvert d’esprit et politique (son morceau « Apartheid », notamment, dénonce la situation en Afrique du Sud et la dictature de Mugabe au Zimbabwe), l’album Our Garden Needs Its Flowers, sorti en 1985, fait figure de véritable chef-d’oeuvre du groupe. C’est cet album, introuvable depuis très longtemps, que ressort aujourd’hui le label Awesome Tapes From Africa, spécialisé dans la sorties de raretés venues d’Afrique depuis plus de dix ans. Depuis San Francisco et Nashville, où Jess Sah Bi et Pierre-Evrard Tra habitent désormais (il se murmure qu’ils pourraient bien en profiter pour remonter sur scène), retour sur le parcours d’un groupe rare, et avant-gardiste.
Qu’est-ce qui vous a poussé, au moment de lancer votre projet, puis de sortir Our Garden Needs Its Flowers, à vous lancer dans la musique country, dans un pays, la Côte d’Ivoire, où le terrain était a priori peu favorable ?
Il faut savoir qu’avant de sortir ce premier album, nous sommes passés des années durant dans des émissions radio et télé. Et même par des spectacles dans des salles. Cela a permis un tant soit peu de préparer un public. Mais le vrai public s’est affirmé quand l’album est sorti. Il était très diversifié, de l’ivoirien modeste de village jusqu’au grand cadre à Abidjan, en passant par les élèves et étudiants. On ne s’attendait pas à un tel succès.
D’autre part, nous ne faisions pas le genre de musique qui étaient en vogue, simplement parce que ce n’était pas notre ressenti. On faisait ce qui nous plaisait, ce qu’on sentait le mieux. C’était par amour pour la musique. Les considérations financières sont venues beaucoup plus tard.
Y avait-il un intérêt, même mineur, pour cette musique en Côte d’Ivoire avant votre arrivée ?
Pas vraiment. La country-music en tant que telle était connue uniquement par les milieux intellectuels ouverts sur la musique anglo-saxonne. Nous, nous l’avons africanisée, et cela a plu.
Plus de trente ans plus tard, comment expliquez-vous le succès de votre projet en Côte d’Ivoire et dans le reste de l’Afrique ?
Simplement par le fait que l’art (la musique y compris) n’a pas de frontière. C’est la technologie qui fait ou qui défait les barrières. C’est en cela que le travail des médias est d’une importance capitale. Une oeuvre d’art, techniquement et technologiquement bien rendue n’ira nulle part si elle est ignorée par les médias. Par contre, bien soutenue par les médias, elle peut défier le temps et l’espace.
La vision internationaliste que nous avons eue dès le départ, en chantant en français et en anglais, en plus de notre langue maternelle ivoirienne, et en choisissant d’angliciser les noms d’artistes, peut aussi avoir joué. Possible.
De votre côté, quelles étaient vos influences, musicales notamment ?
Nos influences étaient surtout anglo-saxonnes : The Creedence Clearwater Revival, Crosby Still Nash & Young, Cat Stevens, Simon& Garfunkel, Don Williams, Linda Ronstadt, The Eagles… Et un peu françaises aussi : Joe Dassin, Mike Brant…
Votre album Our Garden Needs Its Flowers a-t-il ouvert la voie à d’autres groupes ivoiriens qui se seraient essayés ensuite à la country-music, au folk, à l’americana ?
Oui. Il y a eu par exemple un groupe qu’avait monté Georges Taï Benson, grand animateur de télé a l’époque en Côte d’Ivoire, et dont la chanteuse vedette était Monique Seka avant qu’elle ne parte en carrière solo. Il y a eu aussi Ken Adamo qui s’est éclipsé après un ou deux albums, ou le groupe Les cinq étoiles. Le chanteur vedette en était Frost Olly, qui réussit admirablement bien les chansons du style Don William ou Joe Dassin. Lui aussi s’est lancé par la suite une aventure solo, en France.
Il ya aussi un autre jeune homme, Eduku, qui serait en train de faire les beaux jours des émissions radio a Abidjan et a Bouake.
Avec la chanson « Apartheid », notamment, vous invitez la politique dans votre musique. Avez-vous, à ce moment-là, pris des risques en évoquant l’Apartheid qui sévissait en Afrique du Sud ou la dictature imposée par Robert Mugabe au Zimbabwe ?
Sans doute, puisque notre producteur, qui avait de très grands projets, s’est brusquement retrouvé dépouillé de tous ses moyens, sans aucune mise en accusation formelle. Mais de menaces ou d’attaques directes, nous n’en avons pas connues, d’aucun milieu politique.
Tout le monde savait que l’apartheid serait vaincu
« Toi le noir, si tu as le pouvoir, ne pense pas qu’as toi, ton frère blanc est là » ? Que vouliez-vous dire alors par là ?
Tout le monde savait que l’apartheid serait vaincu un jour par la raison. Il fallait, d’une part, préparer le Noir à ne jamais penser à quelque vengeance, notamment en se lançant dans une chasse aux Blancs, car cela n’aurait jamais amené la paix. C’est d’ailleurs ce qui a donné à Mugabe la vraie stature de héros a l’indépendance du Zimbabwe. D’autre part, le Blanc devait être assuré qu’il vivrait en paix quand l’inévitable changement de pouvoir arriverait.
Vous habitez aujourd’hui aux États-Unis, là où la musique country a pris racine. Et on dit que vous êtes sur le point de remonter sur scène. Qu’en est-il exactement ?
Exact. Nous sommes actuellement aux USA, précisément à Nashville et à San Francisco. Après des années de petites sorties ici et là, nous voulons profiter du retour d’Our Gardens Needs Its Flowers sur le marché pour continuer l’aventure qui a commencé il ya trente ans. Des chansons sont enregistrées en studio en ce moment. Certaines dans la pure tradition américaine avec des musiciens country authentiques, et d’autres dans un style qui reste quand même africain ou « world », comme on dit ici. On compte reprendre la scène avant la fin de l’année 2018 pour refleurir ce jardin qui a été laisse en jachère tout ce temps.
Jess Sah Bi & Peter One, Our Garden Needs Its Flowers, Awesome Tapes From Africa / Differ-Ant, sortie le 17 août 2018 (sortie originale en 1985)
Visuels : (c) Awesome Tapes From Africa