Avant son passage à la dernière Nuit Zébrée de la saison, entretien avec la productrice française.
Longtemps, Perrine a bossé pour les autres (en tant qu’attachée de presse, manager d’artistes, directrice artistique de festival), avant de le faire enfin pour elle. Désormais basée à Berlin, et après un passage par Détroit (elle a notamment enregistré dans les studios d’Underground Resistance), elle a su franchir le cap du DJing ces dernières années et a pu se lancer pleinement dans la production, habitée par une sérénité et une créativité nouvelle. Féministe revendiquée et sensible aux idées de l’intersectionnalité, elle milite, via la musique techno (elle intègre notamment dans ses productions des samples de discours politiques), pour une convergence des luttes contre une société « coloniale, raciale, blanche, capitaliste, patriarcale ». Programmée en clôture de notre dernière Nuit Zébrée de la saison, le vendredi 29 juin du côté de La Bellevilloise, La Fraîcheur, dont le premier album – Self Fulfilling Prophecy – arrive cette semaine chez InFiné, nous l’assure : la musique électronique peut, aujourd’hui encore, s’avérer viscéralement politique.
En lisant la bio qui accompagne la sortie de ton premier album, on comprend qu’il a notamment été influencé par un séjour à Détroit, mais également par ton lieu de résidence, Berlin. Qu’est-ce que ça veut dire au juste, être influencé par une ville ?
Pour ce qui est de Berlin, c’est d’y avoir pu développer mon parcours artistique sans pression temporelle ou financière, avoir pu explorer et expérimenter, avoir la liberté de jouer et se perdre. C’est être immergée dans une scène électronique vivante, être baignée dans une culture club omniprésente et protéiforme, et avoir l’espace d’y développer une pratique propre. C’est passer suffisamment de sessions de danse marathon, être plongée dans la musique pendant des durées de 10-12-14 heures, pour finir par ne faire plus qu’un avec la musique, les vibrations et le corps réunis, et composer dans sa tête quand tu danses, ajouter des couches sonores à la musique qui t’enveloppe. Et rentrer chez soi inspirée.
Pour ce qui est de Detroit, c’est les après-midis passés à faire de l’exploration urbaine, à parcourir la ville entière à vélo, à faire du field recording dans les usines ou maisons abandonnées, jouer avec le mobilier urbain du Detroit rénové, c’est être inspirée, motivée, humblement touchée par détermination, la passion et la générosité de ses habitants.
Tu as proposé pendant deux ans les soirées Quer au Salon zur Wilden Renate de Berlin, des soirées fondamentalement liées à la scène queer. Concrètement, en quoi ces soirées étaient des événements « queer » ?
Le principe de Quer, qui est un jeu de mots avec le mot « Queer » et le mot allemand signifiant « diagonale », « transversale », c’était de créer des ponts entre les communautés. Berlin est la Mecque queer, il n’y avait pas besoin d’une soirée queer de plus, entre le Berghain, le Schwuz, la Gegen, la Pornceptual, la Cocktail d’Amore, la Buttons (ex-Homopathik), la Room 4 Resistance, Members, G-Day, etc, etc. Il y a déjà tout ce qu’il faut pour se retrouver entre queer et entre culs. Mais pour moi, le progrès et l’évolution des mentalités passent aussi par la collaboration. Quer est une proposition différente, partie du constat que j’en avais marre que mes potes queers ne me suivent pas dans les soirées « hétéros » même quand il y a avait des line-up de folie, parce qu’ils ne s’y sentaient pas à l’aise, et que mes potes hétéros se fassent refouler du Berghain. Il était important pour moi de créer un espace commun de danse et de vie.
Il était aussi important pour moi d’étendre la zone de confort des queers. On a le ghetto gay le plus grand du monde à Berlin, et que le monde nous envie. Mais si pour certains, un espace queer est un espace possédé, managé par et à destination des queers, pour moi, un espace est queer à partir du moment où on l’occupe, où on y est présent. Je voulais « reclaim » l’espace public, dit « hétéro », parce que celui-ci n’est pas spécifiquement créé pour les queers. La rue m’appartient au même titre que n’importe quel citoyen, il doit en être de même de l’espace des clubs, d’où la Quer au Wilde Renate, classique club purement berlinois « hétéro » s’il en est.
Le line-up comportait systématiquement 50% de femmes et 50% d’hommes, 50% de queer 50% d’hétéros. Pour moi, le progrès se fait ensemble, dans la collaboration. Ce sont les hommes qui doivent être convaincus que les femmes sont capables. Rien de plus efficace pour ça que de leur faire partager un DJ booth et leur mettre sous le nez. Ce sont les hétéros qui ont besoin de s’ouvrir aux queers. Rien de plus efficace pour ça que de les nommer en charge de la danse. Ce sont les queers qui ont besoin de plus d’espace de travail et de visibilité. Rien de plus efficace pour ça que de leur donner du travail dans des lieux qui ne leur sont pas réservés.
Il n’y a pas « un » féminisme
En 2018, concrètement, qu’est-ce qu’être féministe ?
En 2018, être féministe, c’est assumer son parcours et ouvrir sa gueule sur les discriminations, les obstacles, les réalités. C’est défoncer des portes même si ça vous en ferme d’autres. C’est être consciente qu’il n’y a pas « un » féminisme mais qu’il est protéiforme selon que l’on soit blanche ou de couleur, queer ou hétéro, natif ou immigrée, laïque ou religieuse, apte ou handicapée. C’est comprendre que l’on ne peut pas se concentrer que sur sa petite personne et lutter aussi contre le racisme et l’homophobie, la source de ces oppressions étant la même. C’est aussi se réapproprier le droit de ne pas répondre à cette question parce qu’on est fatiguée d’être limitée, dans chaque interview, à son statut de femme et de féministe.
Tu dis : « Je veux utiliser le moment de la danse pour infuser un peu de réveil politique », pour évoquer ton album. La musique électronique, à tes yeux, peut-elle vraiment s’avérer politique ?
Bien sûr, comme n’importe quelle musique, que ça soit la pop, le hip-hop, le rock ou la techno, la musique est ce que tu en fais. Il y a pas de blueprint unique. IAM c’est politique, Public Enemy c’est politique, Le Tigre c’est politique, Nina Simone c’est politique, pourquoi la musique électronique ne le serait-elle pas ?
Quand tu dis « politique », d’ailleurs, qu’est-ce que ça implique au juste ?
C’est l’utilisation de samples d’interviews, de discours ou de conférences d’activistes ou de chercheuses en sciences-politiques par exemple. C’est mettre au centre du morceau, un message, social, militant, didactique, sur des thèmes contemporains auxquels tu considères que la population doit être plus sensibilisée. Faire de la musique électronique politique c’est partir du principe que tu peux exploiter ce temps d’ouverture du cerveau qu’offre la transe de la danse pour éduquer.
Créer des liens entre les luttes
Dans cet album, tu samples notamment des extraits d’une interview d’Angela Davis, grande militante américaine féministe, militante du mouvement des droits civiques et membre des Black Panthers. Pourquoi ce choix ?
Le dernier livre d’Angela Y. Davis est un recueil explorant les aspects, les outils, les conditions, les buts de l’intersectorialité, ce courant de pensée qui part du principe que la majorité des groupes d’individus oppressés aujourd’hui dans le monde, le sont par les mêmes gens ou par un même système de société issue de notre histoire coloniale, raciste, blanche, capitaliste et patriarcale. C’est donc de manière frontale, et de manière collective, en créant des liens entre les luttes, que ça soit celle des populations racisées contre les violences policières, celle des Palestiniens occupés, celles des femmes, discriminées, violées, ou des homos, maintenus à l’état de citoyens de seconde zone ne bénéficiant toujours pas des mêmes droits. Pour moi, la clef d’une résolution des problèmes auxquels nous faisons face, est dans ce nouveau courant de pensée et sa mise en oeuvre. On doit travailler de manière collective à créer une solidarité d’action dépassant les communautés discriminées et dépassant les cloisonnements.
L’émergence des musiques électroniques dans les années 90, et notamment celle de la musique techno, a permis la structuration de certaines communautés gay, comme le rappelait par exemple Didier Lestrade. La techno peut-elle, aujourd’hui encore, jouer ce rôle ?
Oui.
Self Fulfilling Prophecy de La Fraîcheur sort le 22 juin chez InFiné. Elle est donc de passage aussi en Nuit Zébrée, le vendredi 29 juin à La Bellevilloise, avec Juicy, The Mauskovic Band, Sopico et Cabaret Contemporain.
Visuel : (c) Chris Phillips