Deux photographes, un vidéaste et quatre bénévoles d’Emmaüs ont parlé style et apparences au centre d’accueil de Porte de la Chapelle.
Bénévole à la « boutique » Emmaüs Solidarité du Centre d’accueil situé Porte de la Chapelle à Paris, Valérie voit un jour arriver en plein hiver un jeune Afghan, en tongs, qui lui demande si elle n’aurait pas des baskets pour lui. Mais « pas moches ». « Des sneakers, comme Jay-Z », précise-t-il. La remarque éponyme fait naître un projet photographique (présenté en ce moment aux Rencontres de la photographie d’Arles) qui pose sur ces jeunes arrivés en France un regard qu’on leur porte peu.
Un pull, c’est juste un pull ?
« Il m’est arrivé de penser : “Enfin un pull c’est un pull. C’est chaud, c’est mieux que rien, c’est déjà bien.” Tout en ayant honte de penser cela », raconte Valérie dans le petit film de trois minutes qui relate la genèse du projet.
Quel rapport entretient-on avec le vêtement quand on ne possède presque rien ? Quand on récupère ceux qui ont déjà été portés par d’autres ? Quand, face à la discrimination et aux préjugés, l’apparence peut être déterminante ? Quand le style est l’un des frêles liens d’humanité, de normalité, qui tissent encore le quotidien ?
Devant l’objectif de deux photographes, Frédéric Delangle et Ambroise Tézenas, de jeunes hommes de passage Porte de la Chapelle ont parlé chiffons. Le vêtement qui protège, celui qui se fond dans la masse, celui qui rappelle les racines, celui qui combat la peur de l’autre, celui qui appelle les références musicales, culturelles, celles qui ne connaissent pas de frontières. Le résultat est d’une intelligence et d’une beauté profondes. On vous en offre un extrait.
Ibrahim
« J’ai 18 ans et je suis guinéen. Mes autres habits, ce sont mes amis qui me les ont donnés. Je n’ai rien, moi. J’aime le noir. Ce sweat noir. Dans la rue on n’est pas bien habillé. Je suis entré vendredi ici, j’étais dans la rue. Je n’ai rien d’autre que ce que j’ai sur moi. »
Ahmad
« J’ai 19 ans. Je viens du Soudan. J’ai choisi ce tee-shirt car il est très beau et en plus, c’est ma taille. Il me va comme si c’était le mien. Il va bien avec mon turban. Au Soudan, dans ma région, tous les hommes portent un turban sur la tête. Ce n’est pas toujours le cas dans d’autres régions. Celui-ci, je l’ai eu à Istanbul. Je peux porter du noir ou du bleu, mais je préfère ne pas porter de rouge, c’est moche. »
Mohammed
« J’ai 18 ans et je suis Afghan. J’ai choisi ce sweat car dehors il fait froid. Il y a une capuche pour se protéger. Et c’est joli aussi. C’est assorti à ma robe, vous voyez. Ma robe, elle, vient de mon pays. J’ai passé deux ans en Belgique et ma maman a donné cette robe bleue à un ami qui m’a retrouvé en Belgique. J’ai aussi un jean et un pull, mais ils sont sales, là. Je n’ai que deux tenues. Ma robe et mon jean européen. Quand je mets cette tenue à Paris, je n’aime pas car on me regarde, tout le monde me regarde, ils pensent que je suis un terroriste. Je ne veux pas qu’on me regarde. Une fille, une fois, dans la rue, m’a dit : « C’est très joli, cette robe. » Je lui ai dit : « Merci. » »
Aboubacar
« J’ai 21 ans. Je viens de Guinée-Conakry. Je n’ai plus de vêtements, car ce matin, la police a mis du gaz dans ma tente puis l’a lacérée. Je me suis enfui et je n’ai rien retrouvé à mon retour. Là, j’ai choisi un pantalon beige-kaki qui est ma couleur
préférée. C’est une couleur unique. Être à la mode, c’est attirer les gens autour de vous et donner une bonne image de vous. La mode traditionnelle en Guinée est très colorée, avec des couleurs électriques dans les motifs. La chemise n’est pas notre culture. Il y a par exemple les sarouels et les tuniques. Mais la mode traditionnelle en Guinée est plutôt pour les anciens. Faut pas se mentir, je ne suis pas tellement dans les habits traditionnels. Il y a des occasions où il faut porter ça : des fêtes, et ça fait du bien quand même. Mais ici, nous voulons vivre comme tout le monde. Mon idée, ce n’est pas d’offenser quelqu’un, je suis venu pour chercher à être dans la norme, je ne veux pas de problème. C’est pourquoi j’ai dit que j’avais peur des images. »
Bashir
« J’ai 20 ans. Je viens de Somalie. J’aime ces habits… j’aime m’habiller comme un Américain ! En Somalie, on ne s’habille pas aussi serré, vous savez, on met des habits plus larges. Ma famille n’aimerait pas trop me voir habillé comme ça. Ils trouveraient ça trop près du corps. En France, je suis libre de m’habiller comme je veux. »
Mustafa
« J’ai 24 ans et je viens du Soudan. J’aime beaucoup ce sweat-shirt « Romantic ». Le bleu foncé comme ça est ma couleur préférée. À Paris, la mode est beaucoup plus belle qu’au Soudan. »
Ibrahim
« J’ai 23 ans. Je viens de Côte d’Ivoire. J’ai choisi ce manteau noir car le noir se marie avec tout. Et cela symbolise aussi mes origines. Je suis africain. J’ai la peau noire et j’aime tout ce qui est noir. Avec les rumeurs qui courent et avec l’immigration, c’est important de savoir que blanc ou noir… on forme une famille avec la France. Etant réfugié, il est très important de bien s’habiller car un adage dit : “Il vaut mieux plaire que faire pitié.” »
Plus d’infos sur le projet par ici. Et plus d’infos sur les Rencontres de la photographie d’Arles par là.
Visuels © Frédéric Delangle et Ambroise Tézenas