Du dub, du dub, du dub.
Le dub et la culture sound system reggae ne se sont jamais aussi bien portés, preuve en est avec cette cinquième édition du Dub Camp Festival, le plus important rassemblement du genre. C’est l’occasion de voir ou de revoir des sound systems légendaires comme Jah Shaka, King Earthquake, Jah Tubbys, Alpha & Omega ou Jah Observer, mais aussi des incontournables de la scène européenne tels que Blackboard Jungle ou OBF. C’est surtout l’occasion de découvrir plein de sound systems et collectifs venant des quatre coins de l’Europe.
Cette année, les chapiteaux ont l’air plus grands et il y en a un supplémentaire, ça se ressent positivement au niveau de la place pour danser. Sur trois des cinq chapiteaux, la sono reste la même pendant les quatre jours : Blackboard Jungle et leurs 24 scoops dans le Dub Club, la sono vintage de Invalved sous le chapiteau Uplift Corner, et Musically Mad au Roots Man Corner sur le camping. Les trois sound systems sont assez différents et sonnent impeccablement. Parfait pour accueillir les artistes qui vont se succéder sous ces chap’.
La prévention des risques, notamment ceux liés au volume sonore, est prise très au sérieux, avec des bouchons disponibles partout sur le festival et des bénévoles qui sillonnent le terrain et en proposent à ceux qui n’en ont pas. Quand on voit le volume sonore auquel jouent certains (Robert, si tu m’entends…) c’était pas de trop !
Autre nouveauté, le Boxman Challenge proposé par NOFA. C’est une course contre la montre où deux participants doivent slalomer entre des hauts-parleurs posés au sol, en poussant une grosse enceinte à roulettes, jusqu’au chargement dans un camion, le tout en musique. Sympa, surtout sous le cagnard !
Passé, présent, futur
L’année dernière il y avait eu pas mal d’artistes jamaïcains au micro, surtout des chanteurs et deejays des 70s et 80s. C’est aussi le cas cette édition avec Ranking Joe, Dawn Penn, Trinity ou Dennis Alcapone, mais aussi des artistes plus jeunes, qui ont commencé leurs carrières dans les années 90 ou 2000, et pas des moindres : Luciano, Anthony B, Jah Mason, Chezidek ou Mark Wonder, que l’on voit presque jamais en config sound system.
Entrons dans le royaume de la basse. Le premier chapiteau que l’on aperçoit en arrivant est le Sound Meeting Arena, où chaque jour, trois sound systems installent leur matos et jouent à tour de rôle. Les Italiens de 48 Roots sont au contrôle, avec une grosse sélection 70’s. Plus tard on y verra les rennais I-Skankers, un des rares sounds avec une femme au contrôle. Ça joue dubplate sur dubplate, les MCs se passent le micro dans une bonne ambiance, et le public a le sourire scotché. Dernier tour sous ce chap’ avant de rentrer, histoire de voir Word Sound & Power. La pression sonore est hallucinante, le son est équilibré mais très, très (trop?) fort !
Côté Outernational Arena, pas mal de live (mix en direct sur console, machines, boîtes à rythme, cuivres…). On retiendra notamment les berruyers Roots Raid, accompagnés au micro de Likkle Ferguson et Cookah, respectivement deejay et chanteur, aux styles vocaux qui se complètent à merveille. Le tout sur la sono d’Abassi Hi Power, le sound system de Zion Train. Pionniers du dub anglais, avec presque 30 ans de carrière, ils ont deux sets ce soir là, et attaquent violemment dès le premier, alternant dub électronique et productions plus mélodieuses, avec leur section de cuivre pour sublimer le tout.
Ce jour-là, c’est surtout au Dub Club Arena que ça se passe. Quand on arrive, le sound et label du Mans, Irie Ites, joue presque que des dubplates en guise de warm up, la majorité sur des riddims maison. Vient le moment des chanteurs, Mark Wonder, le deejay Trinity, actif depuis les 70s, et le chanteur Chezidek se succèdent. Le son est nickel, les riddims mixés en live sur une petite console. On voit que Irie Ites a l’habitude de travailler avec eux, le show est rodé et le public apprécie ! Vient ensuite un des moments les plus attendus : Trojan Sound System avec Dennis Alcapone qui vient poser ses « yeah yeah yeaah » « mosquito one » et autres gimmicks propre à un des premiers toasters, tout en élégance sur des instrus des Paragons ou des Techniques. Quel plaisir d’entendre ces classiques rock steady sur du gros son ! Ranking Joe prend le relai au micro, et quelle prestation ! Très énergique et flow meurtrier, le deejay a embrasé le chapiteau. Pour finir, petite déception avec Dawn Penn. La voix n’est pas trop là, et le choix des instrus ne lui vient pas au secours. Tout de même, son hit « No, No, No » récolte cris, sifflets et applaudissements bien mérités.
Ensuite, Blackboard Jungle reprend la main, avant d’accueillir Anthony B, dont le show monte rapidement en qualité, pour devenir électrique, avec l’énergie qui caractérise le « Fireman ». C’est finalement le tour de la cap verdienne Nish Wadada, parfait pour terminer la soirée avec sa voix douce.
Le lendemain les températures grimpent, on arrive sur un King Earthquake qui a déjà enclenché le mode stepper, le chapiteau est bien rempli, et Joseph Lalibella enthousiasme le public. Vient ensuite le tour du label anglais Roots Garden, avec Jon Jones et surtout Nick Manasseh ! Excellentes sélections mélangeant classiques, deep roots et productions modernes, ponctuées de temps en temps par les musiciens de la Hornsman Full Section et les prises de micro par MC Trooper, très bon animateur et chanteur que l’on ne vois pas assez souvent.
Petit tour à la Outernational Arena, voir OBF qui est venu avec sa sono et deux MCs, le français Shanti D et l’espagnol Sr Wilson, avec qui ils viennent de sortir une mixtape. Ce n’est pas un hasard, Rico connaît son public et ses MCs par coeur, et il orchestre le tout avec une simplicité déconcertante. Les débuts du set sont assez Rub a Dub, la pression monte lentement, Rootystep du Stand High est en guest aux platines. Wilson et Shanti alternent sur les riddims, le chapiteau est « pack up », le son est puissant et bien réglé. Plus tard dans la soirée, quand ils jouent leur hymne « Babylon Is Falling » de Joseph Lalibela, le chapiteau tout entier reprend le refrain en accapella. Plus de mille personnes qui chantent en coeur un morceau sorti il y a moins d’un an, c’est du jamais vu en sound system, l’un des moments les plus intenses et chairdepoulesques du festival.
Les autres incontournables de la soirée étaient les deux grandes figures du nu roots des années 90 et 2000 : Luciano « The Messenger » et Jah Mason. Luciano en grande forme, on voit qu’il connaît bien les sound systems, c’est là que tous les artistes jamaïcains ont fait leurs armes. Grosse efficacité, il enchaîne ses hits, fait quelques reprises, il toaste sur certains passages. Pareil pour Jah Mason, grosse énergie, et le public le lui rend bien. Les deux finiront en combinaison-improvisation, à l’ancienne, avec quelques apparitions de Guru Pope au sax, en plus.
Samedi, on débarque un peu plus tôt histoire de voir ce qu’il se passe sous le chapiteau du camping. Rootikal Vibes de Besançon sont les invités de Musically Mad, ça enchaine de gros disques et des morceaux exclusifs, avec des apparitions au micro de plusieurs français: Dusty Wata, Tonto Addi… Le public est tout sourire, parfait pour se mettre en jambes ! Ensuite, on va casser la croûte en écoutant le set d’Alpha Steppa assis à l’ombre du chapiteau, puis direction le Outernational Arena pour voir Real Rockers. Collectif venu de Porto, ils sont plusieurs MCs, deejays et chanteurs et jouent dans la pure tradition rub a dub style : le sélecteur joue le vocal, puis retourne le disque et les MCs se succèdent sur l’instru. Beaucoup de classiques des eighties, des riddims comme le sleng teng, le cuss cuss, run down the world… En plus de leurs MCs, ils invitent quelques français à partager la scène avec eux, comme Tonto Addi ou I-Fi. Ils passent leur temps à se marrer, leur prestation est quasi-théâtrale : l’un des chanteurs soulève en rythme le chapeau du MC en action, quand ils font un lyrics sur les courses hippiques l’un imite le jockey pendant que l’autre fait des mouvements de chevaux.
Ou encore ce MC qui surjoue la tristesse auprès de son acolyte pour qu’il lui passe le mic’. Leur set passe à une vitesse folle, et viens le tour de Higher Meditation, venus de Leicester. On change complètement de style, retour au dub à l’anglaise, mélodieux et très efficace, du coup on reste un peu plus que prévu, avant d’aller voir Alpha & Omega, qui font partie de ceux qui ont forgé le son dub made in UK, à la fin des années 80. Leur son est lourd, sombre et mystique. On retrouve Christine aux commandes, avec Ras Tiny (qui n’a rien de tiny du tout) au micro, quelques guests comme Nish Wadada, Joseph Lalibela ou Ras Divarius. Jonah Dan est dans les parages, vient son tour pour représenter son label Inner Sanctuary. On a l’agréable surprise de trouver la française Messalie au micro, qui avait sorti deux morceaux sur le label avant de se faire très discrète. Sur les productions du label, Paul Fox et UK Junior Dread se partageront le micro jusqu’à ceque ce soit le tour de Jah Shaka de prendre le relais.
Le « King » des sound systems anglais s’installe pour 4h de set, où il alterne gros roots comme Dennis Brown « Love Jah », ou des productions de cette année comme le Mikey General « Charriot And Horses ». Il finira sur un special du « Wicked haffi Run » de Danman, transformé pour l’occasion en « When Shaka come, the wicked haffi run ». Comme l’année dernière, les applaudissements de fin durent plusieurs minutes.
Pendant la soirée, histoire de voir les trois sound systems en place ce soir-là, Quelques aller-retours au chapiteau Sound Meeting Arena s’imposent. Au programme : Lion’s Den, la sono la plus imposante d’Allemagne, venu avec un MC francophone pour l’occasion, mais aussi Jah Tubbys, un des plus anciens sounds systems anglais en activité, avec une partie de ses MCs historiques comme Dixie Peach ou Gregory Fabulous, et enfin Roots Injection, sound system de Ras Muffet, longtemps homme de l’ombre qui fournissait tous les gros sounds anglais en dubplates.
Le dimanche arrive sans qu’on s’en rende compte. C’est le dernier jour, et comme l’année précédente, celui que j’attends le plus. Cette fois-ci on est gatés avec Jah Observer pendant cinq heures, ce qui nous renvois au carnaval de Notting Hill face à ses dix stacks. Un régal. Austin, alias Spiderman, alterne entre classiques roots, morceaux rares, productions modernes et quelques specials comme le Keida « Stand For Something ». On a droit à l’habituel « commercial break », où il nous annonce clairement « là je vais jouer des trucs qui ne plairont pas à tout le monde, c’est le commercial break. Cinq morceaux un peu différents, avec une vibe pop ou lover’s rock. Ceux qui ne sont pas fan, c’est le moment d’aller faire un tour aux stands, se rafraîchir, boire un petit truc, vous pourrez revenir dans cinq morceaux ! » Cette fois-ci on échappera au remix de Cher « Do You believe » sur le Satta Massa Gana des Abyssinians, alors on reste pour les cinq morceaux les plus improbables du Dub Camp.
Ce dimanche, on retrouve aussi plusieurs sound systems parisiens: Revelation Hi Fi, Nyabin ou Sanga Mama Africa. On arrive justement sur Sanga, crew 100% africain, composé principalement de femmes. Les prises de micro sont très militantes, les sélections sont tranchantes et rapides, une grosse énergie se dégage de leur prestation et le public qui les découvre a l’air conquis. Plus tard Mafia & Fluxy, duo de producteurs très prolifiques dans les 90s, prennent le relais avec des dubplates de Gregory Isaacs ou autres légendes, sur leurs propres riddims. Le trompettiste Aba Ariginals les accompagne. Ensuite, Nyabin finit la session entre dubplates et productions maison, comme le tout frais Jamie Irie « Be There ».
On va faire un tour au Dub Club Arena histoire de voir Marcus Gad, venu de Nouvelle-Calédonie. Les riddims sont super lents et profonds, ça rappelle le meilleur des Iles Vierges comme Midnite, Dezarie ou Ras Attitude. La voix est nickel, le chanteur n’a aucun mal à convaincre le public qui a l’air transporté.
Côté Sound Meeting, la rencontre est 100% française. D’un côté Dub Livity de Caen, et de l’autre Revelation Hi Fi de Paris, accompagnés de la section cuivres du groupe francilien de ska et rocksteady Les Singes Verts. Gros moment musical, on remarque qu’ils avaient préparé des morceaux sur différents types de riddims, de l’ancien aux stepper récent, et entre chaque refrains les solos se succèdent.
La soirée se fini assez tôt sur le site, mais ça continue au camping, où tous les sounds qui ont joué pendant la semaine finissent ensemble, sorte de session de rattrapage pour les lève tard qui les auraient raté, où chacun joue ses meilleurs disques ou dubplates.
Uplift Corner : le meilleur pour la fin
On garde le meilleur pour la fin : le Uplift Corner. Un petit chapiteau sonorisé par Invalved avec ses amplis à lampes et ses enceintes d’époque! Le son est parfaitement réglé, et surtout, le volume est modéré, on peut y passer plusieurs heures sans flipper pour nos tympans. Côté programmation, pas de gros nom, mais que du bon. Pendant les quatre jours, on a vu passer Cutting Edge venu avec des caisses de dubplates vintage et le chanteur Breadback, Roots Travellers et la chanteuse du groupe Moja qui fera une excellente reprise du rarissime “Rise And Shine” des Soulites. Mais aussi les sélections rocksteady de dingue jouées par Jaman, ou les dubplates 70s de Camgo. Un gros set rub a dub et early digital par Manu Discomix, et bien sûr les gars du Invalved Sound System. En gros, des très bons sélecteurs, sur une superbe sono, dans un chapiteau à l’ambiance décontractée. Une sorte d’Oasis où on a pu entendre le meilleur de la jamaïque des 60s, 70s et 80s. Situé sur le chemin entre la Dub Club Arena et la Outernational Arena, en face du bar à IPAs, plus d’une fois les mélodies qui en sortait nous on fait dévier de notre chemin, tel le chant des dub-sirènes.
Résultat, on ne peut que souhaiter une longue vie au Dub Camp, qui d’année en année a su se renouveler, s’agrandir sans perdre son âme, faire découvrir cette culture à des milliers de personnes, le tout dans des conditions optimales.
Lexique
*Dubplates : morceau exclusif, ou mix différent d’un morceau étant sorti. Parfois le chanteur cite le nom du sound system, dans ce cas-là on parle de special.
*Version : instrumentale, souvent sur la face B. À la différence d’un dub, la version comporte souvent moins d’effets, elle est plus adaptée au chant live en sound system. On peut aussi parler de riddim.
*Deejay : ou toaster, désigne celui qui, sur les versions, va poser sa voix mais sans chanter, une sorte de parlé plus mélodieux que du rap. On peut d’ailleurs considérer que les premiers deejays sont à l’origine du rap.
*Selector : celui qui choisit et passe les disques, équivalent du DJ dans les autres musiques, mais très souvent à l’aide d’une seule platine.
*Pull Up : on remet le morceau au début, à la demande générale du public.
Visuel : (c) Mogri Photographie