Un film-trip qui prend autant aux tripes par son aussi stupéfiante qu’inédite immersion dans le corps humain que par sa dissection de souffrances sociales.
La réforme des retraites à venir a relancé pas mal de sujets . Notamment celui de la pénibilité des emplois, donc du rapport au corps. Par extension, on pourrait rapidement en arriver à une autre crise en cours, celle de l’hôpital public, ou d’autres comme celle du paraître sur les réseaux sociaux ou les violences sexistes. Il ne faut pas creuser bien loin pour constater que le corps humain reste le pilier névralgique de nos sociétés. Pour autant, à l’ère de la dématérialisation généralisée il est de moins en moins au centre des débats. Les documentaristes Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor opèrent une piqure de rappel avec De humani corporis fabrica, film regardant plus qu’à la loupe le corps, en s’y insérant littéralement, via des caméras chirurgicales immergeant à l’intérieur même des chairs.
Ça ne se fait pas sans mal quand les images aussi inédites soient-elles au cinéma, de ce cours d’anatomie in vivo touchent forcément à un tabou contemporain en rappelant que nous sommes avant tous des agrégats de viande, une tuyauterie organique. D’où cette précaution d’usage : De humani corporis fabrica n’est pas fait pour les petites natures puisqu’il ne prend pas de pincettes mais des écarteurs pour s’immerger en vision subjective dans les viscères, est un véritable trip sensoriel plongeant dans les tripes. Pour autant, Paravel et Castaing-Taylor en font un sidérant film d’exploration, la vision macroscopique d’organes faisant des corps un décor de vaisseau extraterrestre, voire un monde étranger virant à une abstraction formelle pas dénuée de poétique. De humani corporis fabrica remettant les pieds sur Terre en n’oubliant pas une portée politique. Entendre, un chirurgien en pleine opération qu’il est perdu, ou des infirmiers s’engueuler sur les permanences à tenir, c’est aussi parler d’autres organismes malades, celui du corps hospitalier. Et si certains pourront être choqués par les images crues voire gore d’une césarienne ou d’un récurage de bite, la véritable violence dans ce documentaire inouï n’est pas graphique. Une des scènes les plus éprouvantes de De humani corporis fabrica suit une opération sur la rétine d’un œil. De quoi confirmer que ce film parle bien du regard sur les choses, de la manière dont on a fini par ne plus en voir certaines. Non seulement les entrailles d’un hôpital devenant ici plus labyrinthiques que celle humaines, mais la sensation d’effroi s’y fait plus manifeste quand Paravel et Casting-Taylor s’y aventurent. De humani corporis fabrica se fait alors véritable film d’horreur quand après un voyage extraordinaire in utero qui révèle forcément la sensibilité aux images, il dissèque la redoutable banalité d’une souffrance sociale pour mieux la faire sauter aux yeux.