Découvrez en exclusivité les premières pages du livre de Feurat Alani aux Éditions Nova
Feurat Alani est grand reporter d’origine irakienne. Son livre Parfum d’Irak (Éditions Nova / Arte Éditions), qui sort demain en librairie, est un roman graphique issu de ses 1000 tweets postés au cours de l’été 2016. Il y raconte ses souvenirs depuis son premier voyage en Irak à l’âge de 9 ans, jusqu’au jour où il décide de devenir journaliste pour couvrir la guerre sur place. Son travail va également être adapté en série animée sur Arte à partir du 11 octobre. Voici les premières pages du Parfum d’Irak en exclusivité sur Nova.fr.
1989 Mon premier voyage en Irak. Parfum abricot. « Ne jamais prononcer le nom de Saddam ».
01 La guerre #Iran – Irak est terminée. En octobre 1989, mon père décide de nous envoyer au pays pour deux mois. J’ai 9 ans, je vais enfin voir l’Irak.
02 Mon père ne peut pas encore se rendre au pays. Plus jeune, il était opposant politique. Il ne sait pas s’il peut rentrer sans prendre de risques.
03 Accueil arabe à l’aéroport de Bagdad, une centaine de membres de ma famille nous attendent. Je porte une cravate bleue. Je passe de bras en bras.
04 Ma famille maternelle vit à Bagdad, quartiers Mansour, Amriya, Adhamiya et Yarmouk. Du côté paternel, c’est Falloujah, une ville « anodine ».
05 Je remarque trois hommes moustachus, stoïques, un peu à l’écart. Ils portent un uniforme militaire. Ce sont trois de mes oncles de Falloujah.
06 À Bagdad, la première chose qui me frappe : la modernité du pays. L’aéroport, Iraqi Airways, les autoroutes, les lampadaires, les voitures américaines.
07 La tradition ici, visiter d’abord l’aîné puis redescendre jusqu’au cadet. Donc Yarmouk, puis Mansour, puis Amriya. Les maisons sont immenses, Bagdad est magnifique.
08 Ma cousine me dit à l’oreille de ne jamais prononcer le nom de #Saddam Hussein dans la rue. Ma sœur, 6 ans, a cru que c’était un jeu. Elle hurle son nom dans la rue.
09 Ma cousine se jette sur nous et nous enferme dans sa voiture. En route vers la maison, elle vocifère. Elle est furieuse. Je prends conscience de la situation.
10 Une semaine après notre arrivée à Bagdad, il est temps d’aller rendre visite à mes oncles de Falloujah. Ils nous attendent. Alors direction l’Ouest !
11 Sur la route vers Falloujah, je suis avec trois de mes oncles, Emad, Ayad, et Ryad. Tous militaires. Ils ont passé huit ans en guerre contre l’Iran.
12 Lorsque nous arrivons dans la ville, je remarque la différence d’infrastructure entre Bagdad et Falloujah. J’ai l’impression d’être à la campagne.
13 Nous allons dans le quartier populaire de Jolan, qui deviendra célèbre en 2004… La maison est simple, spacieuse et il y a un poulailler.
14 Mon oncle Ryad me propose de faire un tour le long de l’Euphrate. Le fleuve est bleu turquoise. Il y a un pont vert construit par les Britanniques.
15 Ce pont vert aussi deviendra célèbre en 2004. Quatre mercenaires de #Blackwater, « perdus », seront tués et suspendus à l’entrée du pont.
16 Nous traversons ce pont à bord d’une « Barasili ». Tous les officiers à Falloujah ont une Volkswagen Brasilia, voiture de la classe modeste.
17 La voiture s’arrête sur la rive droite. Je m’ennuie. Mon oncle me prête son pistolet. Un vrai. Je le porte à la ceinture et le brandis parfois…
18 Rentrés à Jolan, l’ennui ne me quitte pas. Il n’y a pas de jouet. Mon oncle dévisse alors les balles de son revolver et étale la poudre noire, par terre.
19 Il allume son briquet près de la poudre noire. Les étincelles illuminent la cuisine. Je pense à ma sœur qui doit manger une glace à Bagdad.
20 Ma première visite à Falloujah m’offre une autre réalité. Je réalise que mes oncles vivent modeste- ment. Et qu’il y a un ressentiment envers Bagdad.
21 Le soir, nous dormons sur la terrasse. Le ciel de Falloujah est limpide. Les ânes braient. Les chiens aboient. Je ne vois pas de caravane.
22 Au réveil, mon oncle Ryad m’emmène voir un match de foot dans un stade terreux. Puis nous jouons au billard dans une salle de jeux sans femmes.
23 Je rencontre mes cousins. Il y a Ahmed. Il ressemble à Mike Tyson. Puis Loubna, brune aux yeux bleus. C’est la fille de mon oncle Saad.
24 Mon oncle Saad boîte. Il a perdu la moitié de son pied droit pendant la guerre contre l’Iran. Il touche une aide de l’État. À côté, mon oncle Jamal rit.
25 Oncle Jamal a abattu un avion iranien pendant la guerre. Il a même reçu une médaille. Je remarque que tous mes oncles ont les dents du bonheur.
26 Nous allons manger dans le restaurant phare de Falloujah: Haji Hussein. C’est le spécialiste du kabab. Tous les camionneurs s’y arrêtent.
27 Nous allons ensuite au souk du centre-ville, près de la rue 40. Je découvre le marché arabe, poussiéreux, bruyant mais divertissant.
28 Déjeuner tardif chez la belle-mère de mon père, Samiya. Nous mangeons par terre. C’est la patronne. Les gaillards l’écoutent religieusement.
29 Elle me pince les joues, pose des questions sur mon père, demande à oncle Jamal s’il est possible de jeter un œil sur la « liste ».
30 La liste contient les noms des opposants irakiens ayant fui le pays. Le nom de mon père y figure. Un jour peut-être, son nom sera effacé.
31 Au quartier Jolan, les enfants viennent me voir, curieux. Ils savent que je vis à l’étranger. On me pose des questions sur la France.
32 Nous jouons au foot dans un petit stade, près d’une mosquée. Personne ne se doute que ce stade deviendra le #cimetière des martyrs quinze ans plus tard.
33 Je revois cousin Ahmed. Orphelin de père, Ahmed ne peut pas aller à l’école. Il doit travailler pour subvenir aux besoins de la famille.
34 Il travaille au marché et porte des caisses de légumes à longueur de journée. En 2004, il portera des caisses d’armes. Son destin.
35 Après le foot, la poésie est le sport national. Mon oncle Emad est poète et scripte. Il rédige les documents administratifs des personnes illettrées.
36 Le soir, il aime lire ses poèmes et ceux d’#Al Sayyab. Il aime aussi faire l’appel à la prière et s’assure du coin de l’œil que je le regarde. Et l’écoute.
37 Mon sentiment sur Falloujah était celui d’une ville rude, traditionnelle, anodine. Je commençais à y trouver mes repères.
38 La nuit tombée, j’avais les angoisses de l’enfant trop habitué à la vie citadine. Le silence du soir me plaisait bien. L’ennui, moins.
39 Après une semaine passée chez mes oncles paternels, rentrer à Bagdad était toujours un soulagement. J’avais honte de ce sentiment face à la tristesse de leurs regards.
40 Nous nous séparons à la sortie de l’autoroute vers Abou Ghraib. Mon cousin Ziad du quartier Mansour est là. Mes oncles lèvent la main. « Fimallah », comme on dit ici.
41 À Mansour, nous nous arrêtons à un glacier. Je déguste l’une des meilleures glaces de toute ma vie. Parfum abricot. Le parfum de Bagdad.
42 Le lendemain, nous allons à la ferme de mon oncle maternel Aziz. Elle lui sert de maison secondaire. On y prépare le Masgouf, la carpe locale.
43 Oncle Aziz est passionné de chevaux. Il a une écurie de purs-sangs arabes. Ceux qui s’en occupent sont originaires du Soudan et d’Égypte.
44 Mes cousins de Bagdad vivent bien mieux qu’à Falloujah. Parfois, je perçois dans leurs mots une légère irrévérence. La ville contre la campagne.
45 Ce dédain existe à l’intérieur même de Bagdad. Entre le riche quartier Mansour et celui d’Amriya par exemple. D’ailleurs, beaucoup de Falloujis vivent à Amriya.
46 Nous rentrons de la ferme. Mon père téléphone et nous demande à ma sœur et moi de ne pas oublier d’étudier. Nous sommes en pleine période scolaire.
47 Cousine Selma vit à Bagdad mais a vécu à Poitiers quelques années. Elle parle français et nous donne un cours. Nous tenons la seule journée studieuse de nos vacances.
48 Nous partons en week-end à Mossoul. Destination typique des Bagdadis à l’époque. Il y fait plus frais. La spécialité locale : Min al Sama.
49 « Min al Sama » veut dire « tombé du ciel ». C’est une sorte de nougat à la cardamome. Son goût ne m’a jamais quitté. Mossoul non plus.
50 Nous finissons l’été entre Bagdad et Falloujah. Un été que je n’oublierai jamais. La première rencontre avec mon « bled », l’Irak.
51 De retour à Paris, je retrouve ma classe de CM1. On m’appelle « le revenant » car j’ai disparu durant deux mois, avec l’autorisation de la directrice bien sûr.
52 Mes amis posent des questions sur l’Irak. Je leur raconte Bagdad et Falloujah. Madame Girard me demande de faire un exposé pour la classe.
53 Je leur parle surtout de Bagdad. Ils sont surpris par ma description du pays. Moderne, loin des clichés que j’avais moi-même en tête.
54 L’année se termine finalement bien pour moi. Pour ma sœur, c’est plus compliqué, elle est au CP et essaie de rattraper son retard en mathématiques.
55 Août 1990. Une tante de Bagdad et des cousins parviennent à nous rendre visite en France. L’été commence à peine. Le cauchemar également.
56 Le 2 août, Saddam Hussein envahit le Koweït. Un cousin crie de joie. Ma cousine, elle, pleure et dit de façon prémonitoire : « C’est fini pour l’Irak. »
57 À la maison, c’est l’agitation. Quelle sera la réponse de la communauté internationale ? Mon père imagine une guerre féroce et le début du chaos.
58 La réponse est en effet d’une violence inouïe. Bagdad est bombardée. Nous sommes assis devant le JT de 20h. Les défenses antiaériennes déchirent le ciel.
59 Mon père a bu. Il est debout devant la télé et hurle « Allez mes frères ! ». Je pense à mes oncles qui doivent actuellement combattre.
60 Les premières images de soldats irakiens prisonniers apparaissent. Je ne trouve pas les mots pour décrire ce que j’ai ressenti ce jour-là.
61 Le lendemain dans la cour de récréation, tout le monde parle des « feux d’artifice » dans le ciel irakien. Mes camarades me dévisagent.
62 Je suis le seul Irakien de l’école, évidemment. Je ne sais pas comment gérer ça. Mes copains sont du Maghreb et de souche. Une conversation débute.
63 Je découvre l’insouciance des mots utilisés par les enfants. J’ai peur de leur violence. Kader, d’origine marocaine, sera ma première déception.
64 Je cherche naïvement du soutien moral chez mes « frères » arabes. Mais Kader commence mal. «T’as vu la guerre à la télé?C’était comme un film…»
65 Il poursuit. « Les Américains, ils vous ont niqués ! C’est l’armée la plus puissante du monde ! » Il rit. Heurté, je serre les points.
66 J’ai 10 ans. C’est la première fois que je me bats pour une raison politique. La directrice de l’école me convoque. Je lui explique la situation.
67 Elle m’écoute puis me dit qu’elle pense beaucoup à l’Irak. Qu’elle compatit. Le voilà mon soutien inespéré. Madame Crespi me sourit.
68 Elle viendra plusieurs fois à la maison pour prendre des nouvelles de notre famille en Irak. Elle pleurera aux côtés de ma mère et de mon père.
69 Un soir, ma mère croit reconnaître mon cousin Mahmoud parmi des prisonniers irakiens. La ressemblance est criante. Mais ce n’est pas lui.
70 Nous déménageons et perdons la trace de Madame Crespi, la directrice. L’opération #Tempête du désert se termine. Trente-six pays ont détruit le mien.
71 J’entends dire que l’#embargo imposé à l’Irak est le plus dur qui soit. Trois ans ont passé depuis mon premier voyage. En 1992, nous y retournons. Toujours sans mon père.
72 Il n’y a plus de vol direct vers Bagdad. Il faut atterrir en Jordanie. Puis prendre la route. Le voyage dure douze heures. J’appréhende l’Irak qui approche.
73 À «Traybil», la frontière irakienne, notre 4×4 est fouillé de fond en comble. Nous attendons cinq heures avant le feu vert des #moukhabarat.
74 Puis sur la route désertique, nous voyons passer Rutba, Ramadi et Falloujah avant d’arriver à Bagdad à l’aube. Nous nous garons chez ma tante à Mansour.
75 Il y a moins de monde pour nous accueillir. Le quartier Mansour est toujours aussi beau mais les traces de la guerre sont là. Je vois un pont détruit.
76 L’embargo a fait des dégâts. La monnaie irakienne a chuté. Les médicaments se font de plus en plus rares. Mais des Irakiens reconstruisent la ville.
77 Je retrouve mes cousins. Eux ont grandi dans la guerre et la peur. Moi à Paris à l’abri. J’en prends conscience. Je découvre le pragmatisme.
78 Nous nous baladons dans les rues de Mansour, ma sœur, Hasna, Mazen et moi pour acheter des bonbons. Nous entrons dans une petite échoppe.
79 À notre grand désarroi, il n’y a ni les chocolats ni les bonbons classiques que l’on trouvait en 1989. Ni Bounty, ni Mars, ni KitKat.
80 L’Irak n’a plus le droit d’importer de sucre. Les bonbons que nous trouvons sont des dattes drapées dans du papier. Ma sœur fond en larmes.
81 Les friandises qui nous semblaient banales en 1989 ont disparu. Plus de chocolat, plus de glace. Il y a des coupures de courant. L’été est chaud. Pour nous, c’est le choc.
82 Nous sommes chez ma tante Khamael dans le quartier d’Amriya, à l’ouest de Bagdad. Je reconnais les enfants du quartier que j’avais vus en 1989.
83 À la tombée du jour, nous jouons au foot dans la rue. Tous pieds nus sauf moi. Un peu maladroit, je percute un cycliste. Il tombe par terre.
84 En lui demandant pardon, je reconnais son visage. Ce monsieur travaillait au marché de Falloujah en 1989. Depuis, beaucoup se sont installés ici.
85 Après le foot, les enfants me racontent les sirènes. Les bombardements. La fuite vers les villages. Et cet abri bombardé dans le quartier.
86 Le 13 février 1991, 408 civils, femmes et enfants, réfugiés dans l’abri d’#Amiriya, ont péri à l’intérieur carbonisés par deux missiles Tomahawk.
87 Parmi les victimes se trouvaient ma grand-tante et sa petite fille. L’abri est depuis devenu un monument des martyrs avec sur les murs les photos et les noms des victimes.
88 Cette nuit-là, j’ai beaucoup de mal à m’endormir. Dans le noir, j’imagine les flammes parcourir le bunker. La peur. Les cris. Le silence.
89 J’ai du mal à croire qu’il y a un an à peine, c’était la guerre. Pourtant, Bagdad revit. Les klaxons. Les mariages. La vie a repris ses droits.
90 Je rends visite à mon oncle paternel, Tarek. Il vit dans le quartier de Doura, au sud de Bagdad. Il est veuf, a trois filles et un garçon.
91 Doura est un quartier populaire. Les maisons sont plus sobres qu’à Mansour et Amriya. Mon oncle n’a qu’un petit salon orné de deux chambres.
92 Mon cousin Ziad a 16 ans. Il est maigre et mate de peau. Il me pose beaucoup de questions sur la France. Surtout sur les filles.
93 Nous nous baladons dans le quartier. Il n’y a peut-être plus de bonbons mais il y a des jus de fruits frais. Mon préféré, le batteekh : melon.
94 Mon oncle Tarek est le frère aîné de mon père. Il a les yeux bleus. Le front haut. Quand il fume, pensif, je vois le visage de mon père fait de fumée.
95 Mon oncle est un homme accablé par la perte de sa femme. Il s’occupe seul de ses quatre enfants. Très dur avec l’embargo. Ziad a dû quitter l’école.
96 Ziad travaille au marché, revend des choses, est un peu mécanicien. Un as de la débrouillardise à seulement 16 ans. Il m’impressionne.
97 Mais Ziad a une malformation cardiaque. S’il n’est pas opéré dans les prochaines années, les médecins ne lui donnent pas plus de quinze ans.
98 Il aura besoin d’un stimulateur cardiaque. Compliqué dans un pays sous embargo où l’on manque déjà de seringues et de médicaments.
99 Je réalise naïvement que je ne manque de rien en France, que les priorités ne sont pas les mêmes ici. Je me sens privilégié. Et coupable.
100 Ziad me présente aux enfants du quartier. Je porte un T-shirt Nike et des Reebok Pump aux pieds. La scène qui suit va me marquer à vie.
Le rappeur et auteur Disiz, qui a signé la préface de ce Parfum d’Irak, nous racontaient également le contexte de sa rencontre avec Feurat Alani. « Ses tweets m’ont immédiatement évoqué les haïkus japonais », nous disait-il.
« Ses tweets m’ont immédiatement évoqué les haïkus japonais ».
— Radio Nova (@laRadioNova) October 3, 2018
? @Disizfr a signé la préface de « Parfum d’Irak », les mémoires en 140 caractères de @Feurat Alani, un journaliste franco-irakien, dont les tweets se trouvent illustrés par Léonard Cohen (@LeoCohenAnim) ?? pic.twitter.com/yNN8Nq9xnz
Extrait du livre Le parfum d’Irak de Feurat Alani (Éditions Nova et Arte Éditions). Illustrations (c) Leonard Cohen. Préface de Sérigne M’Baye Gueye aka Disiz. En librairie, et disponible sur le Nova Shop.