La chronique de Jean Rouzaud.
Eric Sadin, jeune penseur, analyste et philosophe, nous avait déjà averti avec son livre La siliconisation du monde ou L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, avec le même éditeur (L’Échappée). Il récidive, encore plus en profondeur, analysant l’histoire et le développement de l’univers algorithmique, qui cerne toutes nos activités et décisions, depuis que les systèmes numériques et les logiciels ont conquis le monde technologique…
Il s’attaque à l’intelligence artificielle et à toutes ses applications, à son histoire et sa destinée universelle, qu’il juge « antihumaine ». Comment répondre aux inquiétudes des penseurs et aux errements et abus des chercheurs sur un sujet aussi vaste et neuf ?
Alors oui, il faut avoir un peu peur de la technologie si elle envahit tout. On a le droit de demander le temps de réfléchir, de prévoir, d’éviter les abus, de doser les machines, de prendre un certain recul…
Sans être technophobe, on n’est pas obligé de plier devant TOUTES les injonctions de programmes purement logiques, purs, mathématiques, lesquels nous affirment leur perfection, face à nos incertitudes et à nos inévitables erreurs humaines…
Ce livre est à la fois un historique de ces techniques, depuis le milieu du XIXe siècle, mais aussi une réflexion philosophique, qui prend exemple de tous les projets technologiques : économie, travail, déplacements, vie quotidienne, interfaces, séquençage, bitcoins…
Tyrannie de la perfection
Ce qui gène Eric Sadin, c’est la tyrannie de la perfection, la servitude à avoir devant les calculs, la technologie parfaite, les programmes qui prévoient tout, et ne laisse plus aucune place aux nuances.
Faut-il rappeler que nous sommes humains, biologiques, mous et humides (!), désarmés devant un matériel « hardware » sans nuances, sans peur et sans reproches, un robot Léviathan, assénant son imparable logique millimétré à nos corps vibrants et hésitant.
Se débarrasser de toutes sortes de tâches lentes et pénibles, de calculs et de totaux infinitésimaux, user de boites de messages, de stockages, de mémoires diverses, mais pas jusqu’à dépendre totalement des ces « magic boxes », sans lesquelles nous serons plus désarmés qu’avant !
Le conte de l’Apprenti sorcier avait soulevé une autre catastrophe, celle des machines qui ne peuvent plus s’arrêter, qui s’emballent dans leur autonomie totale, comme dans 2001, l’Odyssée de l’espace… Même débranchées, il sera trop tard pour l’humain, pour redresser la situation.
Pouvoir « techno »
En Philosophe et moraliste, l’auteur ne supporte plus ce pouvoir « techno » qui ne cesse d’énoncer la vérité, la seule et unique vérité, incitative, impérative, coercitive, prescriptive… Véritable puissance absolue, censée éradiquer le doute !
C’est jusqu’à notre conduite de vie, qui va être balisée et guidée par des machines. Nos actes doivent être rationalisés, mais pas jusqu’à l’automatisme absolu ! Combien de trouvailles, de découvertes et d’avancées on été dues au hasard ou même à l’erreur ???
En tout cas, se familiariser avec les questions que soulève à terme la technologie, l’automatisation, et une certaine disparition du réel, va devenir une gymnastique indispensable, pour exister dans la jungle du numérique…
L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Par Eric Sadin. Anatomie d’un antihumanisme radical. Éditions L’Échappée. 280 pages. 18 euros.
Visuel : (c) Éditions L’Échappée