Jamais les concerts de punk n’ont semblé aussi proches du rite païen qu’au cœur de « Ce Qui Vit La Nuit », roman de Grace Krilanovitch, devenu culte dans la contre-culture américaine, maintenant édité en version française chez Le Gospel.
Comment combler une page blanche ? Pour faire germer The Orange Eats Creep, Grace Krilanovich, habituée des ouvrages relayant les pensées d’Andy Warhol comme ceux qui choisissent le Wisconsin comme terrain de jeu macabre, n’a pas fait les choses à moitié.
Séances vaudoues, méditation, la divination et les jeux d’écritures de l’Oulipo… tout ce qu’il faut pour invoquer un récit qui garde un lien tenu avec la réalité. Cette année, les éditions du Gospel, à l’origine de la revue du même nom, et d’une immersion dans l’histoire secrète de Kate Bush, publient une version française de ce trip à glisser dans les mains des noctambules les plus punks de votre entourage.
La découpe
Il faut admettre qu’on lutte un peu au démarrage de ce bouquin. Les phrases s’enchainent au gré des pensées de la narratrice, jeune adolescente de 17 ans qui arpente le nord-ouest américain avec une bande de marginaux blafards, dégringolant de plan foireux en plan foireux, dans un séquençage décousu comme le fil des pensées de notre héroïne. C’est dû en partie à une construction de récit, et une méthode de fabrication de séquences empruntée à l’auteur de la Beat Generation William S. Burroughs, les cut-ups.
Comme expliqué dans cette interview, l’autrice Grace Krilanovich commence par écrire des paragraphes entiers de textes ordonnés, avant de les découper, de le séparer et de les réarranger, donnant l’impression au lectorat de suivre le fil des pensées décousues et anarchiques de la protagoniste, renforçant la sensation de suivre une narcoleptique alternant entre perte de conscience, hallucinations et retour brutal à la réalité.
Le temps se dilate, l’environnement n’est jamais assez fixe pour devenir familier, on a constamment la sensation d’être piégé entre un intense coltard post-réveil, et une fatigue extrême due au manque de sommeil. Notre vampire émerge souvent accompagnée aux côtés d’une victime, d’un amant ou d’un bourreau, avec trop peu de souvenirs pour pouvoir déterminer dans laquelle de ses 3 catégories les ranger.
Alors que l’intrigue se déroule, on finit par abandonner l’idée de démêler le faux du vrai, de séparer le concret et l’halluciné, l’histoire de vampires adolescents à celle de junkies paumés, pour se concentrer sur l’essentiel, un conte de marginaux en errance, dérivant de stations services en salle de concerts, dans un tourbillon de sexe, de substance, de café froid et de sang. Au milieu de tout ça, notre héroïne cherche sa sœur, Kim, fil rouge de l’intrigue.
La marge (et son bruit) tient la page
Jamais les concerts de punk n’ont semblé aussi proches du rite païen qu’au cœur de ce trip. Raconté à travers les yeux de notre Nosferatu du pacifique nord, les scènes de liesse ou les fans se jettent sur leur idole une fois les micros éteints se transforment en éviscération de tribut, et les chanteurs scandant leur texte deviennent des gourous captivant la foule. Une manière de revivre vos premiers rendez-vous au caisson gauche, avec des lunettes noires à filtre horrifique cette fois-ci.
Pas surprenant donc que l’ouvrage inspire des playlists à ses lecteurs, curieux de prolonger leur trip en mettant en son les errances des personnages. C’est ce qu’a fait un certain DJ Dodd, étudiant en littérature, engagé dans un cursus centré sur la littérature horrifique du 21e siècle à la Florida State University. Pulsant de l’onirique de Suzanne Ciani (« Eight Wave »), aux saveurs plus attendues de Jefferson Airplane (« The Ballad Of You And Me And Pooneil ») et de Iggy & The Stooges (« I Wanna Be Your Dog »), la mixtape se calque au récit pour mieux l’augmenter.
Inspiration plus littérale, on peut retrouver des lignes de The Orange Eats Creep (titre original de l’ouvrage) parsemées dans les textes de nouveaux avatars du punk américain, comme le font Tim Blood & The Gutpanthers dans leur morceau clin d’œil « Orange ». Maintenant que les droits d’adaptation du récit ont été récupérés par Mary Hasson, auparavant à la baguette d’American Psycho, on peut gager sans trop se mouiller que l’onde de choc déclenchée par ce livre n’a pas fini de faire des remous.