Dans la Book Box, les auteurs d’« Essence » se confient sur le génie de Moebius, à travers deux albums mythiques : « Arzach » et « Le Garage hermétique ».
Dans la Nova Book Box de Richard Gaitet du 18 décembre intitulée Les enfants du Major Grubert, quatre dessinateurs se confient sur le génie de Moebius, à travers deux albums mythiques : Arzach et Le Garage hermétique. Nous vous retranscrivons ces entretiens.
En janvier 2017, Fred Bernard et Benjamin Flao signaient le superbe Essence (éditions Futuropolis), ou l’arrivée d’un passionné de bagnoles dans un purgatoire automobile infini. Escorté par son ange gardien très sexy chargé de lui remémorer les circonstances de son décès, Achille circule pied au plancher dans un paradis pour pilotes où il suffit de songer à une voiture pour se retrouver au volant de celle-ci. Quasi-littéralement, donc : un garage hermétique à ciel ouvert.
Dans le joyeux foutoir de Moebius, chaque personnage semble savoir ce qu’il a à faire
Votre album Essence semble être un hommage aux expérimentions graphiques et scénaristiques de Moebius. De quelle manière vous a-t-il inspiré ?
Fred Bernard : Plaisir pur du dessin et des couleurs, plaisir d’une narration totalement débridée. Au-delà de sa virtuosité hors normes, c’est sa liberté, parfois quelque peu « enfumée », qui séduit et impressionne. J’ai relu Le Garage hermétique et Arzach hier soir, que dire ? Sans Moebius, pas d’Essence ? Malgré la perte de repères, nous voulions avancer sans certitudes, comme ses personnages, Arzach ou le Major Grubert. Comme nous tous. Le premier lien avec Essence, c’est peut-être… l’expérience de lecture pas forcement facile, demandée, espérée, réclamée à celui qui ouvre le livre. L’autre, c’est la perméabilité entre différents mondes, différentes dimensions ; dans Essence, entre la vie et la mort d’Achille, entre l’amour et sa passion de la mécanique, entre la BD belge « à la papa » et la BD expérimentale à la « Moeb’ », entre les rêves d’enfance et les turpitudes de la vie d’adulte… une envie de ruptures. Je pourrais aussi citer l’album Ici même, de Forest et Tardi [1979].
Pendant la naissance d’Essence, moult références sont apparues, dont celle très présente à Moebius, ses panoramas de désert, de poussière, de lumière, ses paysages mentaux, technologiques, ses questionnements sans réponse malgré la quête et les efforts réels mais bordéliques. Achille, notre personnage principal, est complètement paumé dans un monde qu’il ne comprend pas, mais il a des règles à suivre et quelques soutiens. De jour, Achille étudie son sa cause perdue et sa situation désespérée, la nuit l’inconscient prend le dessus et il plonge dans des abîmes de souvenirs, d’angoisses et de culpabilité. Dans le joyeux foutoir de Moebius, chaque personnage semble savoir ce qu’il a à faire. Notre Achille ne veut pas savoir ce qu’il a à faire… Contrairement à Arzach ou au Garage, Essence a été écrit à quatre mains avec Benjamin Flao sur une base solide mais malléable, avec un début, un milieu et la longue poursuite automobile finale. Pour le reste, c’était open bar ! Le dessin devait prendre le pouvoir, avec Benj’ à la barre. Benjamin note ses rêves, qui s’apparentent beaucoup à des cauchemars. J’en ai intégré autant que possible dans les nuits d’Achille.
Benjamin Flao : Lorsque Fred a évoqué ce territoire infini qu’est le purgatoire, j’ai assez vite associé cela aux méandres de l’inconscient, donc à la logique du rêve. Nous avions également convenu avec Fred de jouer avec des références BD. On peut croiser Hergé, Franquin, un autre Fred [l’auteur de Philémon]… Ce scénario était une trop belle occasion d’aller saluer Moebius en s’y frottant de près dans cet improbable au-delà…
Comment avez-vous découvert l’œuvre de Moebius ? Pensez-vous souvent à lui, au moment d’écrire, de dessiner ?
Benjamin Flao : Au milieu de mon enfance, Blueberry [avec Jean-Michel Charlier, 1963-2005] et Bernard Prince [créé par Hermann et Greg en 1966, ou les aventures d’un ex-flic qui parcourt le monde en bateau, en compagnie d’un jeune Indien et d’un marin alcoolique] ont ouvert la porte du beau dessin réaliste, sérieux, adulte. Première expérience importante : l’enfant s’aperçoit que les westerns et les films de Belmondo sont reproductibles par le dessin ! Puis la découverte des Yeux du chat [Moebius-Jodorowsky, 1978], chez un oncle, en fut une seconde. Je n’associais évidemment pas les deux noms (Gir et Moebius) mais je soupçonnais des choses… Plus tard, durant mes études belges, j’ai découvert L’Incal [avec Jodorowsky, 1981-1988], en même temps que la fumette, le sexe et la musique psychédélique de Hendrix, Zappa… j’avais 15 ans. Cette période a été le début d’une longue et passionnante chasse aux trésors. Livre après livre, je découvrais les clés d’un monde infini. Choc puissant, dont l’écho parcourt encore tout mon travail. Moebius est celui par qui j’ai, pour la première fois, pénétré la surface du papier pour entrer de plain-pied dans le décor… C’est l’enchantement permanent. Il semble poussé par un puissant désir de transmettre par le dessin certaines expériences visuelles (la lumière pure des déserts mexicains, les perceptions subtiles liées à l’herbe) et il semble tout aussi émerveillé des possibilités que lui offre ce médium artisanal. À l’instar de quelques grands noms de l’Histoire de l’art, il se préoccupa en grande partie de la dimension métaphysique et spirituelle du dessin, chose rare dans la BD d’alors. Il use de la perspective non pas juste pour poser des décors, mais pour opérer une passe magique ; d’une simple ligne horizontale, il ouvre un désert infini dont le ciel n’est que lumière… Faire cela avec si peu de moyens, ce n’est pas rien.
Fred Bernard : À 12 ou 13 ans, à la bibliothèque municipale de Beaune (Bourgogne) au rayon BD adultes en même temps que Pratt, Tardi, Comès, Bilal… Choc visuel énorme ! (D’autant que jusqu’au bac, je rêvais de devenir vétérinaire !) Ma mère m’achetait Spirou, Tintin, Gaston Lagaffe. Moebius me demandait un effort de lecture avec des allers-retours incessants pour essayer de tout piger… en vain. Moebius était pour moi le plus barré, le plus libre, le plus fascinant et le plus difficile à suivre, parce qu’il fallait abandonner toute logique pour entrer dans son monde. Pratt aussi me perturbait, mais son assise était historique, tout se passait sur Terre. Je relis régulièrement Moebius et Pratt, pour la part de rêve éveillé qu’ils procurent et qui nous libère du poids d’une réalité bien prosaïque. Quand je suis entré aux Beaux-Arts, Moebius était mon dessinateur préféré, notamment pour ses dessins de la nature, des rochers, des plantes (les profs se foutaient de ma gueule…) Je pense souvent à eux. Contrairement à beaucoup, Pratt et Moeb’ disent : « Mais lâchez-vous, bordel ! »
Moebius ouvre grand les « portes de la perception »
Qu’avez-vous ressenti à la lecture d’Arzach ? Du Garage Hermétique ?
Benjamin Flao : Ce qui est vrai dans son approche du dessin l’est tout autant pour son approche narrative. Moebius ouvre grand les « portes de la perception » chères à l’écrivain Aldous Huxley [l’auteur anglais du Meilleur des mondes, 1931]. Dans un mélange de défi et de philanthropie, il met à la portée de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de vivre certaines expériences psychiques une façon inédite d’aborder la BD. Dans le cas d’Arzach, c’est par la contemplation. Arzach est une sorte d’opéra, un geste héroïque : le thème, les motifs, les montées, les chutes, la musique est là, en fond, puissante. sans un mot. C’est une lettre d’amour au dessin pur, un cadeaux merveilleux à l’humanité, que je me mange dans les yeux à 17 ans.
Avec Le Garage, c’est le bonheur d’aller explorer des lieux, des niveaux, c’est l’enfant libre qui joue. Tout est possible, comme aux Lego, en mieux. Ce que se permettaient les musiciens un peu barrés (Zappa, Gong), les dessinateurs étaient maintenant autorisés à le faire ! Qui, depuis, a poussé la chose aussi loin ?
Fred Bernard : Les premiers plaisirs étaient visuels : fouiller les détails comme le font les enfants, chercher du sens aux objets, aux décors, aux mises en scènes, aux phrases étranges et aux blagounettes décalées. Le délice véritable est venu plus tard, avec le lâcher-prise et l’intuition qu’il faut suivre Moebius sans discuter, comme un ami cher. C’est très facile car il est philanthrope, humaniste, sensible à la nature et à la sensualité. Arzach et Le Garage hermétique sont des quêtes dont les buts ne sont pas explicites. Le lecteur doit accepter de se perdre avec les personnages, on avance, on attend on ne sait quoi. On fait des rencontres agréables ou douloureuses (mais sans gravité véritable), on s’émerveille devant les inventions, les trouvailles et on s’interroge devant les références disséminées (européennes, américaines et japonaises) et l’humour souvent incongru. Si on aime, on ne peut pas s’en lasser. Si on n’aime pas se perdre, en revanche, c’est insupportable.
Quelles sont les forces et les limites de l’écriture automatique, telle que Moebius la pratiqua au fil de la publication du Garage hermétique ? Avez-vous été tenté, sur cet album ou pour d’autres, de laisser libre cours à votre inconscient ? D’improviser ?
Benjamin Flao : Pour Essence, j’ai puisé dans les carnets dans lesquels je note mes rêves. Ces impressions décousues, ces situations singulières m’ont donné une matière vivante que j’ai pu intégrée au récit de Fred. La tentation fut parfois forte de poursuivre plus loin encore certaines situations, en prenant le couloir du fond, en regardant ce qui se passe derrière cette porte… C’est un jeu sans fin. Car dans cet univers d’outre-vie, il n’y a pas évidemment de limite.
Fred Bernard : L’improvisation demande de la confiance en soi et/ou de l’inconscience. C’est souvent l’œuvre de personnes curieuses et ouvertes. L’écriture automatique n’a pas de limite, c’est une joie pour certains, une croix pour d’autres. Le côté décousu, voulu ou pas, sans fin, peut laisser sur sa faim. Ces récits sont des visions, des cadeaux, je les ouvre sans trop intellectualiser, je les déguste comme des friandises, c’est ce que Moebius voulait.
Je convoque le plaisir pur et simple du dessin que je ressentais lorsque j’étais enfant
En dehors d’Essence, c’est dans l’écriture des aventures de Jeanne Picquigny [en solo, depuis 2001] que je m’autorise le plus de liberté. C’est mon héroïne, mon laboratoire, « ma dame de papier » comme dit mon fils. Je tente des tas de trucs et ça demande un peu de courage, quitte à perdre le lecteur. Qui m’aime me suive… Je n’ai pas la virtuosité de dessin d’un Moebius ni d’un Benjamin Flao, loin s’en faut, or l’improvisation nécessite un minimum de facilité. C’est pourquoi je convoque le plaisir pur et simple du dessin que je ressentais lorsque j’étais enfant. J’évite de me poser trop de questions, je balance et je fais confiance au lecteur. Tout le monde n’est pas doué pour le rêve, la détente, le plaisir, pour profiter de la vie. Il me semble que Moebius l’était ; même âgé, même en mauvaise santé, il souriait et aimait échanger. Même sans fumer de l’herbe ou boire de l’alcool, il semblait doué pour l’élévation et surfer sur les crêtes, comme en apesanteur.
La dernière fois que je lui ai parlé m’a marquée à vie. C’était en mai 2008, chez des copains communs, avec ma femme et une dizaine de personnes parmi lesquelles [le dessinateur] Loustal, [l’écrivain et journaliste] Bayon de Libération, [le musicien] Gérard Manset… Dans la cuisine, les conversations tournaient autour de Bashung, de nutrition, de la difficulté de vivre et d’y trouver du plaisir mais pas à n’importe quel prix… À minuit pile, Moebius a regardé sa montre, il s’est redressé dans son fauteuil, a levé son verre et a lancé : « C’est mon anniversaire ! J’ai 70 ans ! » Pour tout le monde, c’était émouvant et complètement inattendu, du pur Garage hermétique ! On a beau dire, on a beau faire, la vie ne s’écrit-elle pas souvent ainsi, de façon inédite, injuste et automatique ? Cette fragilité en fait sa beauté.
Constatez-vous une influence durable de ces deux albums sur votre génération, et les auteurs de BD plus jeunes ?
Fred Bernard : Durable, je ne dirais pas ça… L’influence de Moebius est limpide dans le dernier Vincent Perriot pour le dessin, les teintes et l’ambiance [Negalyod, 2018]. Peut-être aussi chez Claire Braud [Mambo], pour l’écriture automatique et l’humour dont elle est si friande. Et dans certains albums de Sfar ou Trondheim. Ou, bien sûr, chez Hugues Micol notamment [Prestige de l’uniforme, Scalp]. Mais la tendance est bien au réel, au reportage, au témoignage et bien peu au « lâchage »…
Benjamin Flao : Moebius a eu un impact mondial. Il a essaimé, le bougre ! Le voilà papa de plusieurs milliers d’enfants. Dans son œuvre, ces deux albums sont deux moments de bravoure qui ont posé les bases de pas mal de courants. Ce qui est assez beau, c’est la manière dont chacun a pioché dans son œuvre. Nous sommes loin d’en avoir fini avec tout ce beau matériel, car il a égrené une grande quantité de signes, d’intuitions et de visions… qui constituent une immense carte aux trésors !
L’émission complète, en podcast.
Propos recueillis par Léonard Dubin & Richard Gaitet.
Visuels : (c) Fred Bernard et Benjamin Flao, Essence (éditions Futuropolis, tous droits réservés).