Pour Habibi Funk et Apple Music, Paloma Colombe s’est lancée sur les traces d’un monument méconnu.
En 2016, et dans la lancée de ce qu’il avait déjà proposé avec le « James Brown marocain » Fadoul, dont il avait réédité les plus grands morceaux (Fadoul, Habibi Funk 002, 2015), le Berlinois Jannis Stürtz, via son label Habibi Funk (qui rend hommage depuis plusieurs années à la musique funk ayant émergé dans le « monde arabe », au sens très large), ressortait des entrailles de l’histoire un véritable monument, enfoui dans les limbes depuis un moment, et rendu invisible par la barrière du temps (et de l’indifférence…) de ce côté-ci de la Méditerranée.
Ce monument, c’était l’œuvre d’Ahmed Malek, un Algérien (et également Algérois, puisqu’originaire d’Alger) que Jannis avait découvert un peu au hasard lors d’un voyage au Maghreb, en 2012, et pour lequel il s’était immédiatement passionnée. C’est qu’avec Ahmed Malek, compositeur ovniesque et avant-gardiste, Jannis, également responsable du label Jakarta Records et véritable passionné des musiques arabes des années 70 et 80, avait remis la main sur celui qu’on allait devoir nommer, nécessité de connexion avec ce que l’on connaît oblige, le « Ennio Morricone algérien ». Plus tard, certains noteront, un peu brusqués par cette obsession occidentale de tout devoir toujours renvoyer à soi, qu’on pourrait aussi proposer la formule inverse, et considérer qu’Ennio Morricone pourrait être vu, plutôt, comme le « Ahmed Malek italien »…
Tu faisais la musique de ton film ? C’était Ahmed Malek, point
Dans les années 70 et 80, dans une Algérie libérée du joug français depuis 1962, pas une production cinématographique de grande ampleur ne se faisait, en effet, sans la musique d’Ahmed Malek, qui occupa longtemps le poste de Compositeur en chef de l’Algerian Television Orchestra, l’équivalent de l’ORTF en France. « Tu faisais la musique de ton film ? C’était Ahmed Malek, point. Ça se passait comme ça », affirme le célèbre réalisateur algérien Merzak Allouache, auteur en 1977 de la comédie populaire Omar Gatlato dont Ahmed Malek a, automatiquement, signé la bande son, un theme avec lequel Jannis ouvrait d’ailleurs sa première compilation qu’il consacra à l’Algérien (Musique de films, Habibi Funk 003, 2016). Au total, on estime ainsi à quelques 200 œuvres visuelles (documentaires, longs-métrages, courtes-métrages, téléfilms etc.) illustrées par le natif d’Alger.
« L’élite algéroise, aujourd’hui encore, a parfaitement le nom d’Ahmed Malek en tête : c’est le nom qui apparaissait dans les génériques des films et téléfilms des années 70 et 80, et pour beaucoup, le nom évoque une Algérie où il faisait bon vivre. Son nom évoque aussi un pays beaucoup libre qu’il ne l’est aujourd’hui, plus décomplexé, une vision qui s’exprimait tout particulièrement à travers les films de la Nouvelle Vague algérienne. Il y en a eu peu, mais il y en a eu, et encore une fois, c’est Ahmed Malek qui signait les BO », nous dit Paloma Colombe, jointe par téléphone. Programmatrice musicale, DJ, réalisatrice, diggeuse, chroniqueuse (Tafmag, The Arts Factory Magazine) et mélomane revendiquée, elle s’est intéressée ces derniers mois, elle aussi, au parcours spectaculaire d’Ahmed Malek. À Alger et pour Habibi Funk, à qui Apple Music a décidé de donner la possibilité de sortir des capsules vidéos racontant les artistes exhumés par le label de Jannis, Paloma est partie à la rencontre de la famille du compositeur, lancée sur la piste d’un géant que les plus jeunes ne connaissent pas, mais dont les anciens se rappellent très bien. Les branchés d’Alger et d’Oran, eux, ont déjà fouillé les bacs à vinyles anciens afin de mettre la main sur les copies originales de disques d’époque. Le disque Aziza, sorti à la suite du film du même nom de 1980 par le biais du Ministère de l’Information et de la Culture, se vendrait ainsi à pas moins de 800 euros…
L’Algérie a un patrimoine de dingue, mais c’est comme si, à force d’avoir les yeux rivés sur l’Occident, elle en avait oublié ses propres richesses
« La personne qui a été mon relai sur place, c’est Hénia Malek, la fille d’Ahmed, un contact qui m’a été donné par Jannis », nous dit Paloma. « À Alger, nous sommes devenues très amies. C’est elle qui m’a donné accès à une vingtaine de vinyles qui appartenaient à son père, dont certains étaient des vinyles de Fields recordings (des enregistrements produits en dehors de studios d’enregistrements, NDLR), ramenés de ses voyages. Elle m’a aussi donné accès à des milliers de photos, à des partitions manuscrites, que j’ai pu mettre dans le film. J’ai aussi interrogé beaucoup de personnes sur place, rencontrées au hasard, à qui je posais cette question toute simple : ‘Ahmed Malek, c’est qui ?’ »
Moins connu encore, et même en Algérie, Ahmed Malek ne s’est pas contenté de se faire l’accompagnateur sonore de la plupart des grands films algériens des années 70 et 80 (Les Vacances de l’inspecteur Tahar, Omar Gatlato, Autopsie d’un complot, Un toit et une famille etc.) Très grand mélomane, doté d’une curiosité rare, il a profité des nombreux voyages que lui offraient son statut en Algérie (il a représenté à plusieurs reprises son pays lors d’événements internationaux, comme L’Exposition Universelle au Japon, au Canada, à Cuba et en Espagne), pour « digger » des disques, à la recherche du son différent, singulier, rare.
De ces sons dénichés là où le hasard le trainait, il faisait des samples, et envisageait, en home studio, des expérimentations électro-acoustiques que personne d’autre n’envisageait, alors, dans cette partie-là du monde. Lorsqu’elle rentre chez elle après son séjour algérois afin d’écouter les disques offerts par Hénia, Paloma tombe par exemple sur cette compilation de field recordings, ramenée de Côte d’Ivoire. « Sur ce disque, il y avait un track qui s’appelait ‘Klaxon des Marchands de Glace’. En l’écoutant, j’ai tout de suite reconnu un son qu’Ahmed a samplé dans un de ses morceaux d’électro-acoustique que je mixais tout le temps, et que j’ai même mis en ouverture d’un de mes sets ! » Le track en question s’intitule « Tape 9, Pt. 3, Natureboy Flako », et figure sur The Electronic Tapes (Habibi Funk 005, 2017), la compilation qu’Habibi Funk avait faite de ces morceaux d’avant-garde jamais sortis jusqu’alors.
On aurait pu se retrouver avec une « Histoire de Melody Nelson » algérien
« La musique d’Ahmed Malek qui n’était pas destinée au cinéma ou à la télé, c’était vraiment des expérimentations qu’il réservait à son usage personnel. Il bossait comme un dingue sur ses films, mais, peut-être aussi parce qu’il a été très malade pendant plus de dix ans à la fin de sa vie (en 2008), il n’a jamais eu le temps de faire un album concept avec ces morceaux. On aurait pu, dans le cas contraire, se retrouver avec une Histoire de Melody Nelson algérien… »
Ce petit film, le premier d’une série qui devrait continuer et valoriser d’autres artistes étiquetés Habibi Funk, Paloma l’a vu, aussi, comme une démarche politique. Et une manière de formuler une idée qui pourrait paraître banale, mais qui ne l’est, en réalité, absolument pas : « il y avait des précurseurs de musique électronique au Maghreb et en Algérie dans les années 70. Et ils valent autant la peine qu’ailleurs ».
Planet Malek. Un documentaire de Paloma Colombe, 2019, en coproduction Habibi Funk / Apple Music.
Visuels (c) Ahmed Malek, fonds privés