Entre le travail d’archivage et le devoir de mémoire, le projet de Mark Gergis permet de sauvegarder un patrimoine sonore de Syrie
À l’ère du streaming, il est facile d’oublier l’importance qu’a eu la cassette lors de son âge d’or. En Égypte, ces bandes étaient des outils de partages de musique hyper populaires, porte-voix des contre-cultures. L’exilé Ayatollah Khomeini diffusait ses messages politiques par cassettes en Iran, transformant l’échange de tapes en acte politique. L’un des albums les plus vendus de l’histoire de l’Océan Indien, Seggae Nou Lamuzik, existe uniquement sous forme de cassette. Vous l’avez compris, les bandes audio savent se montrer magnétiques.
Le site Syrian Cassette Archives, lancé en février dernier, vient appuyer une nouvelle fois l’importance de la culture cassette en recensant une quantité incroyable de cassettes audio vendues dans des kiosques de Damas dans les années 80, 90 et début 2000, et réunis par un passionné.
En quête de beat et de sono
Syrian Cassette Archives est un projet lancé par Mark Gergis, musicien et archiviste, qui avait dès son plus jeune âge une passion pour la collection de cassettes. Gergis grandi à San Francisco, né d’un père irakien. En 1997, il souhaite voyager en Irak, mais les frontières du pays lui sont alors closes à causes des tensions entre le pays et les États-Unis. Gergis se rend alors en Syrie, pays voisin. Il atterrit sans contact, et sans connaissance préalable du pays, pour un trip financé par ses soins, en quête de beat et de sono.
Là-bas, l’archiviste en herbe écume les kiosques de cassettes qui diffusent du son en pleine rue, et découvre des stocks de cassettes audio syriennes, mais aussi des enregistrements de toute la région : des chants pop d’Irak, des chansons folkloriques Kurdes, des chants populaires d’Arménie… Mark Gergis bavasse avec les marchands, reste pour un café, écoute les recommandations et rentre à Frisco avec un précieux cargo.
De 1997 à 2010, Gergis multiplie les allers-retours entre San Francisco et la Syrie en enrichissant sa collection à chaque fois, un trésor personnel qui cumule à plus de 600 cassettes. Ce désir d’explorer les bandes son du reste du monde venait aussi d’une frustration. À San Francisco, dans les années 90, il était difficile de découvrir des musiques venues du reste du monde. Pour lui, le seul moyen d’assouvir sa curiosité était de s’envoler.
Devoir de mémoire
Mark Gergis ne se doutait pas que 2010 serait la dernière fois qu’il irait en Syrie. Il quitte le pays, sûr de bientôt y revenir pour retrouver ses amis, les échoppes qu’il a connues au cours de ses 13 excursions, sans savoir que le pays s’apprête à sombrer dans un conflit qui dure encore de nos jours. Depuis lors, le collectionneur n’est pas retourné sur place, mais il continue de défendre et de propager la culture syrienne au travers de sa passion pour les cassettes.
En 2004, il avait déjà confectionné la compilation I Remember Syria, une somme de morceau, d’interview, d’extraits d’émission radio qui mit ensemble permettent de se remémorer des sons du quotidien syrien, avant le début du conflit. C’est avec ce projet en tête qu’il réfléchit en 2018 à une nouvelle manière de sauvegarder et de rendre disponible ce patrimoine sonore, pour qu’il reste accessible aux personnes qui ont quitté la Syrie, et aimerait s’en souvenir par le son. Dans une interview accordée à la radio publique nationale américaine NPR (l’équivalent de France Inter chez nous), Mark se livre « J’ai commencé à regarder les cassettes… avec un nouveau regard. La collection a pris une nouvelle gravité. » Il comprend alors que son travail tient du devoir de mémoire.
Pour rendre ces découvertes disponibles au plus grand nombre, il développe le site Syrian Cassette Archives, sur lequel on peut voir les pochettes numérisées de toutes les cassettes répertoriées, écoutables via un lecteur intégré. Des informations sur les morceaux et les artistes sont également détaillées, c’est extrêmement riche. Mark Gergis détaille son projet, toujours au micro de NPR « Il y a deux aspects dans ce travail de mise en ligne, l’archivage des œuvres que nous préservons, mais aussi comment nous pouvons aller de l’avant, nous engager, rester en vie et rêver de la façon dont cela peut encore faire partie de notre future identité d’une manière ou d’une autre ».
Pour l’instant, seul une cinquantaine de cassettes sont écoutables, le début d’un travail d’archivage colossal. On ne peut qu’applaudir le travail de fourmi et d’archivage et de codage nécessaire, qui transforme au départ d’un clic votre ordinateur en kiosque à cassette mobile.