Dans le cadre de la Nuit des Idées, nous vous diffusons les rêves de détenus incarcérés à la Maison Centrale de Poissy.
Fruit, depuis janvier 2017, d’un partenariat associant le Service Pénitentiaire d’insertion et de Probation des Yvelines, la Maison Centrales de Poissy et le Centre national des arts plastiques, sous la conduite de Pascale Cassagnau, l’Atelier de lectures de films a été conçu comme une invitation faite aux personnes détenues à entrer et à rencontrer des artistes, pour aller à la rencontre avec des œuvres, dans l’expérimentation du regard, dans l’expérience d’une parole, dans le dialogue avec des artistes. L’invitation faite à Chloé Delaume de venir travailler avec un groupe de détenus s’inscrit dans la perspective interdisciplinaire de l’Atelier de lecture de films en plaçant la recherche filmique dans le contexte élargi de l’espace des rêves et de leur notation. Dans le cadre de la Nuit des Idées 2019, nous vous publions certains de ces textes. En poursuivant, aujourd’hui, avec celui d’Antoine.
Antoine-1-2019
Si ma mémoire ne me trahit pas, car relater un rêve s’avère chaque fois un exercice compliqué lorsqu’il s’agit de le restituer le plus fidèlement.
Avant tout, je m’aperçus que, selon la position que j’adoptais en m’endormant, sur le dos, du côté droit ou gauche, la consistance de mes rêves s’en trouvait modifiée. Était-ce la conséquence physiologique d’un généreux afflux sanguin dans la partie concernée de mon cerveau ?
Une chose dont j’étais certain est que mon réveil, agité et transpirant qu’il fut, m’était d’un grand réconfort. En revanche, je suis à ce jour dans l’incapacité de me raisonner, à savoir, s’il s’agissait d’un rêve ou d’un cauchemar.
Sensation étrange que d’avoir été captif d’un scénario dont j’étais l’intrus, comme si j’avais pénétré un lieu par effraction, où je n’y avais absolument rien à faire. Borgès racontait qu’il ne pouvait se résoudre à écrire dans sa langue maternelle, parce qu’en Espagnol, « rêve », « songe » et « dormir » ne sont qu’un seul et même mot. La lacune du Français est qu’il ne possède pas de mots pour différencier les types de rêves, à l’inverse de la langue Inuit, riche d’une quarantaine de termes et d’expressions pour définir la neige, selon sa couleur et sa texture.
D’où mon impossibilité de distinguer ce rêve dans lequel plus aucune technologie actuelle ne m’était accessible : portable, internet. L’intégralité de mon environnement social et sociétal, tout ce qui construisait mon existence, réseaux sociaux et autres applications, s’étaient évaporée en une fraction de secondes. Je me retrouvais contraint de déployer une somme d’efforts titanesques pour reconstituer qui j’étais. Condamné à refabriquer, recréer et apprendre à renouer du lien social. La difficulté résidait dans le fait que mon logiciel intellectuel avait été des années durant formaté dans une forme de relation à l’autre, fondés sur sa désincarnation, sa virtualité, où la distanciation était la norme, les sentiments, les sensations, le toucher relégués à des vagues souvenirs. Cette liberté que je croyais avoir gagnée par ce don tout puissant d’ubiquité que m’offraient ce siècle de communication fulgurante et cette kyrielle d’informations ressassées, me révélait dans mon rêve la conscience de ma fragilité et de la vacuité de mon existence, par l’abandon de mon plein gré de mon indépendance et de cette liberté, pour obtenir en échange un peu de progrès et de modernité basées sur la gadgétisation d’un confort de vie inutile.
Tous ces appareils et autres applications qui envahissaient mon quotidien étaient devenus des appendices de mon corps, et dès lors que j’en fus amputé, se diffusait en moi une impression de douleurs de plus en plus insupportable de membres manquants.
Brutalement éjecté de mon sommeil par la sonnerie mélodieuse de mon smartphone, Je le bénissait aussitôt pour sa présence rassurante, indispensable , et me foutais de savoir ce que ces produits de consommation avaient fait de ma personne, en ayant honte d’être celui que je suis.. ; « Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai inventée du début à la fin ». Boris Vian.
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