Ca se confirme : Cannes et les réalités du monde actuel ont du mal à s’entendre.
À ce stade, Cannes n’a pas encore imposé le film qui mettrait tout le monde d’accord, mais cette édition pourrait bien rester historique en actant pleinement son conflit avec l’époque et ses mœurs. Cela se ressent dans la manière dont sont désormais abordés les films, au prisme non plus du goût des uns et des autres, mais de leur ressenti sociétal. On n’a jamais aussi peu parlé ici de cinéma tant les prises de paroles sont débordées par les considérations morales. Ainsi le pourtant discutable Jeanne du Barry de Maïwenn est débordé par la standing ovation reçue par Johnny Depp, qui n’en finit plus de scandaliser les pros #MeToo. Volée de bois vert aussi pour Black Flies, la plongée dans l’enfer New-Yorkais, taxée par certains de dérouler le tapis rouge à l’extrême droite parce que la faune des camés ou précaires y sont uniquement issus d’ethnies non-blanches, bannissant toute discussion sur la pourtant saisissante sensation d’immersion générée par la réalisation (dommage que le scénario s’asphyxie dans un symbolisme pataud) de Jean-Stéphane Sauvaire, renouant avec les cauchemars urbains d’un Scorsese.
On a même entendu dans la foule sortant de la projection du dernier Indiana Jones, un journaliste anglais décréter que ce cinéma-là ne devait plus exister puisqu’il met en scène un archéologue pilleurs de cultures, que les femmes n’y sont que des faire valoir et qu’un personnage d’enfant est forcément un arabe voleur…
Curieusement, le film qui semblait le plus voué au procès en sorcellerie y a échappé. Peut-être parce que Le Retour, précédé par une rumeur de maltraitances diverses pendant le tournage, s’avère non seulement dans son portrait ultra-inclusif de trois femmes noires, d’une bienveillance à l’opposé total de ce qui lui était reproché en coulisses, mais surtout, bien que porté par d’impeccables acteurs, être un film mineur quand il se focalise justement sur son propos au détriment de l’écriture ou de la mise en scène.
De cinéma, il en aura pourtant été question avec deux films faisant de la question de la mise en scène leur sujet intrinsèque. The Zone of interest remet les mains dans le cambouis de la banalité du Mal en transformant le quotidien du commandant du camp d’Auschwitz en Loft story. L’officier, sa femme et ses enfants vaquant à leurs occupations dans leur pavillon Bauhaus séparés du camp par un simple mur. Le concept est aussi brillant que fou (Jonathan Glazer a véritablement repris le procédé des télé-réalités, aucune équipe technique n’était présente sur le plateau, les caméras étant déclenchées à distance) pour un résultat éthiquement irréprochable, mais qui ne propose rien de plus que les théories d’Hannah Arendt et se limite du coup, en dépit de sa maestria comme de sa pertinence à une performance formelle certes impressionnante, mais dissimulant mal une disserte in fine scolaire.
Les filles d’Olfa est tout autant encombré par un dispositif trop envahissant : pour revenir sur le drame d’une famille tunisienne dont deux filles ont rejoint Daesh, Kaouther Ben Hania fait appel à des acteurs pour reconstituer cette trajectoire tout en filmant les réactions de la mère et les deux autres sœurs. À trop vouloir expliquer sa fabrication, Les filles d’Olfa tarde à renter dans le vif du sujet, qui plus est flouté, quand l’islamisme n’est en fait qu’une toile de fonds aussi artificielle que le concept d’un film abordant avant tout la transmission des traumas de mère en filles. La part cathartique d’un déballage de rancoeurs reste renversante, mais le tout décevant quand il n’est in fine qu’une séance de thérapie familiale…
A.M