Devenue in extremis une tribune politique, la cérémonie de clôture aura (enfin) ouvert les débats
Le palmarès est donc tombé samedi soir. Il appartient à tout un chacun de le relire selon ses goûts et appréciations (le prix de la mise en scène à La passion de Dodin Bouffant, film mijotant, voire compoté dans l’académisme ? Celui du scénario au méandreux et confus Monster ? Sandra Huller privée de prix d’interprétation féminine pour se plier à des règles interdisant de cumuler avec lui la Palme ou le Grand prix, dont auraient été du coup évincés Anatomie d’une chute et Zone of interest?).
De toutes façons ce qu’il restera de cette remise de prix est la réaction pour le moins véhémente au discours de Justine Triet. La palme d’or 2023 aura été aussitôt éclipsée par celle du ridicule au vu/lu des retours d’une classe politique drapée dans une indignation, signe qu’ils n’ont pas entendu ce qu’a dit Triet, pour dégainer qui, une prétendue ingratitude envers un système soi-disant trop généreux du cinéma français, qui aboyer un dévoiement d’argent public/de vos impôts. Des réactions immédiates forçant à constater au mieux une méconnaissance totale du sujet (pour rappel, le financement « public » du cinéma français tient majoritairement à un prélèvement sur le prix de chaque ticket payé, pré-achat des chaines de télés en échange d’une fenêtre de diffusion favorisée et de subventions des régions directement réinvesties dans les territoires en question par des emplois, frais d’ hébergements, restauration et autres…) au pire un tissu de mensonges lustrant l’actuelle politique culturelle en plein virage néo-libéral. Mais aussi une stupeur de voir une prise de parole estimée crime de lèse-majesté gouvernementale lors d’une cérémonie télévisée à l’écho international.
Il a donc été reproché à Triet de se faire porte-parole d’inquiétudes populaires dans le temple même du cinéma et du glamour, donc inapproprié. Et pourtant quel meilleur endroit pour porter cette tribune ? À fortiori quand elle rompit avec le sentiment d’une médiatisation extérieure globalement très sage (à quelques exceptions, la couverture télé aura consisté aux sempiternels ineptes commentaires – « Rooh, que votre robe est somptueuse »/ « Alors, que faites-vous à Cannes cette année ? »- sur la montée des marches) quand vu de l’intérieur une tension palpable autour des sujets sociétaux du moment n’aura jamais déserté la Croisette. Et faute de présence syndicale ou manifestante – la CGT a bien manifesté, mais sur un parcours plus écarté du Palais des festivals que prévu – le discours de Justine Triet aura remplacé les casserolades attendues, irritation que n’a donc pas supporté une classe politique, pourtant étonnament épargnée pendant ce festival en dépit d’annonces problématiques
Ainsi celle des projets retenus pour La grande fabrique de l’image, partie audiovisuelles du programme de relance France 2030, n’aura pas été suivi de contrefeux, ni de questionnements de la destination de la création de studios et organismes de formation, probable aspirateur à tournages de blockbusters étrangers ou de films pour les plateformes, au possible détriment du developpement de la création française. Sentiment renforcé par la parution du rapport Karoutchi, désignant littéralement le cinéma français comme un « art gâté » et préconisant la dangereuse transition de la gestion financière des subsides du CNC au Ministère de l’Économie. Voire incitant à faire plus de films « qualitatifs » (sous-entendu faisant des entrées ou étant rentables), ou à avoir bien plus recours aux fonds privés que publics. Autant de points restés discrets pendant le festival remis sur la table par le discours inattendu (inespéré dans le contexte de la bulle cannoise?) de Justine Triet.
A ce coup d’éclat, s’est donc ajouté la présence permanente dans les discussions de la représentation des femmes, à l’écran comme dans le festival, pour des frictions claires avec son organisation, de la déjà fameuse sortie, du délégué général, Thierry Frémaux, cet aussi malheureux que spontané « Je m’en fous un peu » lâché lors d’un débat quant au bien fondé de la présence de Johnny Depp en ouverture de cette édition, pendant l’émission C ce soir, à la conférence de presse du Retour, le film de Catherine Corsini, inaugurée par la demande du modérateur de ne parler que de cinéma et pas de la polémique sur ses coulisses y afférant. Bien au-delà des films – on ne connaitra le poids de ce cru qu’une fois la carrière en salle et le retour public effectués – Cannes 2023 aura été rythmé par ces tensions, grésillé d’une électricité sociale et sociétale dans l’air, loin d’être retombée. Samedi soir, c’était donc la dernière séance de cette édition, mais sans doute aussi la première séquence de la suivante, qui ne pourra plus ignorer que le monde extérieur a décidé de se confronter, voire de se friter avec un festival où la politique n’est plus uniquement celle des auteurs.