La chronique de Jean Rouzaud
La Révolution russe de 1917 n’aura laissé de liberté aux artistes vraiment révolutionnaires et modernes que quatre ans pour s’exprimer, à travers le Constructivisme et le Suprématisme. Puis, le Rideau de fer est tombé…
Le Grand Palais propose la suite : Rouge. Art et utopie au pays des Soviets, soit la mise en place d’un Art officiel, dit « productiviste », sans avant-garde ni liberté, uniquement dévoué à l’État, à la nouvelle Russie industrielle, communiste, totalement encadrée…
Un peu de nature… et beaucoup d’uniformes
Tous les artistes sont surveillés, accusés de « formalisme », toutes les recherches (abstraites, futuristes…) sont taxées de décadence bourgeoise, d’Art dégénéré et inutile…
L’État stalinien ordonne de revenir à la figuration classique du XIXe siècle, mais au service d’images révolutionnaires : des travailleurs aux usines ou aux champs… un peu de nature et beaucoup d’uniformes.
Il y aura une parenthèse nature, avec corps de baigneurs, de sportifs sains, des citoyens camarades en bonne forme. Il faut réformer l’esprit dans un corps vigoureux !
Gloire à l’État, gloire au Socialisme
Ce style, dit « réalisme socialiste » est un art de commande d’État : peintures d’assemblées, débats, manifestations, afin de peindre les représentants du « soviet suprême », puis carrément les leaders, et pour finir Staline seul, toujours en tête… Grands formats.
Tout y est codé, positions, physique avantageux, type russe, faux évènements symboliques à la gloire du socialisme…
On est loin des débuts (1918-21), et des débuts prometteurs de l’école de Vitebsk par exemple, avec des kiosques, des stands, des bus décorés, des livres et expositions d’un art dynamique, abstrait ou cercles et triangles volent dans un nouvel espace, plaqués sur des tribunes ou des bâtiments comme la marque d’un monde nouveau.
Halte à l’avant-garde
L’art programmé soviétique stoppe toute cette recherche formelle ou plastique et oblige les artistes à se tourner vers la production d’objets utilitaires, pour le bien du peuple, projets de bâtiments, design, affiches de propagande et même des imprimés pour les coloristes frustrés…
Cette politisation absolue de tous les arts se veut au service du peuple, de son éducation, de son quotidien : clubs ouvriers, habitats collectifs, fermes (kolkhozes), usines géantes et rêve de villes idéales.
Le métro de Moscou est un exemple luxueux d’un style grandiose, stalinien, décoré à l’ancienne avec bronzes, marbres, colonnes et dorures, à l’image de ce que la nouvelle Russie veut montrer. Le régime stalinien met également en place instruction publique, théâtre éducatif, cinéma historique et héroïque (la Chine de Mao abusera aussi du réalisme socialiste, avec toiles géantes et opéras révolutionnaires codés).
La faiblesse plastique, l’emphase, l’idéalisation d’une société qui ne verra jamais le jour, sont les exagérations utopiques d’un monde qui se cherche, mais qui se méfie des artistes et les honore comme il peut les condamner sans prévenir… Certains artistes, d’ailleurs, vont fuir, d’autres obéir au régime, d’autres encore seront condamnés ou exilés…
Seuls les photomontages font encore de l’effet ou ces « fenêtres rosta », affichettes populaires de propagande pour l’éducation des masses et l’exemple anti-capitaliste…
Que dire d’une telle politique culturelle ? Elle a tué les mouvements d’avant-garde russes, elle a imposé des règles de plus en plus autoritaires et réductrices, elle a décapité une génération de grands artistes (Malevitch, Rodchenko, Lissitzky, Popova, Maïakovski, Tatline, Stepanova, Eisenstein…)
La haine du capitalisme corrupteur, la peur de l’échec de la révolution étaient-elles justifiées à ce point, et auraient dégénéré en « goulag mental » ? La purge des années 30, avec 800 000 morts, prouve qu’il s’agissait d’une catastrophe qui a isolé la Russie pour un demi-siècle et fait perdre au monde un esprit et un Art unique.
Reste ces images démesurées, emphatiques, fantasmes d’un héroïsme suranné, remplies de personnages figés, où domine le rouge…
Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Grand Palais, Galeries Nationales. Du 20 mars au 1er juillet 2019.
Visuel en Une (c) Deïneka – Donbass, la pause déjeuner