Du 22 au 24 juin dernier, Nova posait ses valises à Antibes pour la 17ᵉ édition des Nuits Carrées, un rendez-vous qui prenait initialement place au Fort Carré, monument qui surplombe la ville et son port, mais qui a, depuis trois ans, élu domicile sur l’Esplanade du Pré des Pêcheurs, aux pieds des remparts antibois.
Quelque 6 000 festivaliers se sont regroupés sur les trois nuits de l’événement, pour danser sur de l’électronique et de l’afrobeat, scander des textes de rap ou retrouver jeunes pousses et artistes confirmés de la chanson française. Suivez le guide, on vous raconte nos Nuits Carrées.
Première nuit sous le signe du rap
18h passées de quelques minutes et les portes du festival s’ouvrent sur l’Esplanade du Pré des Pêcheurs. Séparé de l’allée commerçante faite de terrasse, de glaciers et de magasin de souvenirs, le festival est en plein centre-ville, ses clameurs audibles par les passants et les saisonniers. Sur ce site, qui profite de bains de soleils jusqu’à ce que ses derniers rayons disparaissent derrière les collines, on trouve rapidement nos marques.
Cela fait trois ans que cette esplanade accueille le rendez-vous, et si la formule marche, il reste des pistes d’amélioration, comme le souligne le directeur de l’événement Sébastien Amar. « Ce n’est pas totalement apprivoisé. C’est un site qui a beaucoup de possibilités. On peut le jouer dans beaucoup de sens. Là, on le consolide comme ça, parce que l’on aime bien comme ça, on aime bien cette jauge-là ». Avec ce dispositif, le festival peut accueillir 3 500 personnes par nuit, réunies face à l’unique scène du festival, entourée de points de vente où se restaurer, d’un bus pimpé par un street-artist local, et d’une grande roue qui permet à celles et ceux qui le souhaitent de faire un break en hauteur.
Côté son, chaque soirée suit une ligne éditoriale différente. « Les Nuits Carrés se sont toujours baladés dans les esthétiques. Là, on sort de plusieurs années où l’on avait, par exemple, une soirée dédiée aux esthétiques rock alternative. On a fait du métal, on a fait des trucs qui tapent vraiment fort parce que l’on aimait l’énergie de ces lives-là. » Pas de métal à l’affiche cette année, mais trois nuits sous le signe du rap, de la chanson française ou de la sono mondiale, renforcée par l’électronique, avec des noms enthousiasmants comme Seun Kuti et son groupe Egypt 80, Jeff Mills et Jean Phi-Dary pour leur projet The Paradox, et des manieurs de micro comme B.B Jacques ou Jok’air.
Cette programmation, elle se forme aussi avec des artistes proches du territoire. Au micro de France Bleu, lors d’un direct autour du festival, la niçoise Siloh raconte avoir été l’année passée dans le public des Nuits Carrées, y avoir croisé Sébastien Amar, et lui avoir glissé en rigolant « l’année prochaine, je serai sur la grande scène ». L’intéressé précise « Je connaissais déjà son travail. Cette programmation, elle est aussi le fruit d’un accompagnement que l’on a fait de cette artiste pendant un an dans le lieu que l’on gère à l’année. ». Ce lieu, La sChOOL, propose un programme de résidence à des artistes émergents pour travailler leurs prestations et consolider leurs performances. Siloh, active depuis plus de 10 ans, avec sa collaboration au sein du collectif de emcees british The Manor, et son projet solo développé avec le producteur Fausto, a bénéficié de cet accélérateur, même si, pour elle, les choses allaient déjà très vite.
Siloh, les observateurs de la scène alternative française la connaissent pour son goût prononcé pour les productions 2-Step (genre de musique club anglais issu des années 90, repris par le r&b français dans les années 2000, et aujourd’hui adopté par des figures comme Kekra, Bonnie Banane & Orelsan, entre autres), ses aller-retours entre le français et l’anglais, et une manière de poser qui semble pouvoir s’adapter à toutes rythmiques. Siloh (Emma Benitah à la mairie) joue d’ailleurs ce soir une exclu qui a connu nombre de transformations. « le son “Névrose” que je jouais chez Radio Monaco, à la base, je l’avais fait en mode rap. Après, je me suis dit « C’est un son émotion, donc j’ai envie de le faire au piano. » Après, je me suis dit, piano voix, c’est bien en salle, mais en festival, flemme. Trop calme. Donc, on l’a fait en Drill. En Drill, il était trop cool. Puis ça nous a saoulé de le faire en Drill. Maintenant, on l’envoie en Jersey. Mais c’est la première fois que je vais le tester avec les musiciens Jersey ce soir. »
Passer de la Drill au jerzey (deux styles de production rap, au BPM autour de 140, donc rapides, et à l’aura sombre pour le premier et plus festive pour le second) demande une sacrée expertise, mais ça a l’air facile quand on regarde faire Siloh, Fausto son acolyte et le groupe qui les accompagne aux instruments. C’est dire si c’est maitrisé. Ce soir, c’est aussi l’occasion de tester des nouveautés devant un public familier à l’artiste, Antibes étant à quelques minutes de TER de Nice. Siloh balance donc « Cœur Light », son dernier titre et 3ᵉ épisode d’un feuilleton au long cours dans sa discographie « en fait, il y aurait “Éphémère” puis “Bad Picking” et “Cœur Light”. On est un peu sur la même histoire, même si ce n’est pas forcément la même relation qui est évoquée. ».
La niçoise n’est pas la seule représentante du 06 présente sur scène lors de cette première soirée. Son show invite les rappeurs Veust et Infinit’ à se relayer au micro. Infinit’, c’est justement le prochain nom sur le programme. Remplaçant un Prince Waly souffrant, le rappeur Antibois arrive en terrain connu, mais où il n’avait pas retrouvé la scène depuis longtemps. Sous les lumières, il enchaine, soutenu par un public de fidèles qui entonne ses rimes dans un même souffle, des hits de ses albums Ma vie est un film et NSMLM, et ses couplets de tracks de la Mixtape Don Dada, sorti sur le label de son frère d’armes Alpha Wann. Infinit’ réinvite aussi Veust, autre saveur locale, à remonter en selle pour un second tour de piste. La soirée se poursuit et l’adrénaline ne fait que monter, quand B.B. Jacques et Jok’Air prennent le relais, pour parachever une nuit numéro un mémorable pour les jeunes Antibois.
Kolinga, Bianca Costa… des lumières et des couleurs
Le lendemain, avant de reprendre l’itinéraire qui mène au festival, on se balade dans le centre-ville d’Antibes, dans des boutiques qui arborent sur leur vitrine un petit panneau aux couleurs du festival. Au-delà d’un signe de soutien à l’événement, ces magasins proposent des avantages aux festivaliers. Ce programme, Sébastien Amar nous le décrypte « [Les commerçants], on les sollicite à participer à un dispositif que l’on appelle #MyNuitsCarrées, qui les fédère, et qui permet de cartographier un parcours de commerçants identifiés par Nuit Carrées. Un festivalier qui a son billet, qu’il aille à droite ou à gauche, il aura toujours un geste ou une attention un peu particulière parce qu’il est festivalier de Nuit Carrées. C’est une manière d’impliquer les commerçants. » Une fois nos emplettes terminées, on file attraper la première performance de la soirée.
Hier, c’était le rap, et ce vendredi, c’est la sono mondiale et l’électronique qui sont au menu. Pour l’ouverture, on retrouve une formation que l’on connait bien à Nova, Kolinga, sextet emmené par Rebeca M’Boungou et le percussionniste Jérome Martineau-Ricotti qui était venu présenter leur album Legacy dans la Chambre Noire de Nova en octobre dernier. Legacy un opus paru en 2022, mais qui germait dans l’esprit de la meneuse depuis bien plus longtemps « C’est vrai que l’album, je l’ai conceptualisé dans mon esprit il y a tellement de temps en avance. Je crois que j’ai eu l’idée en 2016 pour la première fois. Ce qui est fou parce que j’avais vraiment besoin de faire cet album avant d’avoir un enfant, en fait. C’est ce que je m’étais dit. ».
L’heureux événement, il a eu lieu en fin d’année dernière, ce qui met bien entendu la tournée sur pause pour l’équipe. En avril dernier, la troupe est repartie pour un nouveau tronçon, avec des dates aux 400 recoins de l’hexagone jusqu’à la fin de l’année et une poussette en plus dans leurs bagages. « On ne pensait pas avoir une aussi jolie tournée. En plus, moi, je n’avais demandé pas beaucoup de dates parce que voilà, comme on tourne avec notre fils, c’est plus complexe. Finalement, je crois que depuis que l’on est en sextet, donc tous les six sur scène, je crois que c’est la plus jolie année que l’on ait eue. ».
Alors que l’on discute avec les Kolinga qui sortent de scène, on croise la prochaine personne à prendre place sous les lumières, Bianca Costa. Dans les affaires de la brasiliano-française, on trouve un drapeau du Brésil qui a troqué ses couleurs pour le bleu-blanc-rouge français et une tenue qui évoque un maillot brésilien, retravaillé en jupe. Cette tenue, c’est un peu son costume de super-héroïne « Le fait de m’habiller, je pense que c’est là où j’arrive vraiment à un peu rentrer dans le personnage. Ce sont les couleurs, c’est ma petite jupe, mes bottes, c’est le maquillage. Je me regarde dans le miroir, je me dis “OK, là, c’est bon, j’y vais.” Je rentre dans ce personnage de Bianca Costa sur scène, qui n’est pas forcément le même que Bianca Costa tout le temps. Ça m’aide beaucoup. Je pense que si je faisais un show sans tenue, je n’aurais pas la même énergie. »
Sur scène, l’artiste continue un boulot qu’elle fait depuis le début sur sa discographie : lier les deux nations qui lui sont chères. Après avoir enchainé les reprises sur YouTube, et les scènes de petites salles, Bianca Costa s’est construit une audience solide, séduite par ses morceaux qui font le pont entre le Brésil et la France, autant dans le son que dans les esthétiques, et les artistes invités. Exemple parfait, son morceau “Cinderela”, réadaptation du mythe de cendrillon, qui au lieu de quitter le chateau d’un prince charmant, s’enfuirait d’une block party de Baile Funk dans une favela de Rio. Sur ce morceau, l’artiste de 24 ans invite des pointures des deux continents, Soso Maness et Mc Pedrinhno « j’avais trop envie de faire ce pont dans le feat, d’avoir quelqu’un en France comme Soso Maness, qui en plus parle beaucoup du Brésil dans ses sons, et MC Pedrinho, qui est un MC que j’adore au Brésil. Il a plein de sons incroyables et l’on était déjà en contact depuis longtemps. Du coup, est né vraiment ce mix entre la France, le Brésil ».
« C’est un son qu’en France, on assimile beaucoup au Brésil et du coup, je trouvais ça hyper intéressant de venir le revisiter, le rafraîchir, donner vraiment une autre vie. Je trouve que les gens sont très réceptifs au mélange. » Des mélanges, il n’y en pas que sur scène dans cette deuxième soirée. Avec une programmation plus éclectique que la nuit précédente, les publics se confondent. Les plus jeunes, venus pour soutenir Bianca Costa, restent découvrir la suite du programme, et la seconde jeunesse, dépêchés pour assister aux performances de Seun Kuti ou de Jeff Mills, sont déjà là, sûr de ne pas louper une miette de ce qui s’annonce.
« Warm up the sax. Get your voice ready.
Seun Kuti
C’est un des représentants les plus importants de l’héritage afrobeat qui prend les rennes de la suite de la soirée. Seun Kuti, accompagné du groupe Egypt 80. Quelques personnes chanceuses avaient pu assister à son passage en France l’année dernière pour l’inauguration de l’exposition Rébellion afrobeat sur la vie et les combats de son père Fela Kuti, à la Philharmonie de Paris. Depuis, Seun a signé une collaboration avec le rappeur des Roots Black Thought, côtoyé Janelle Monae sur son dernier album à succès The Age of Pleasure, et inquiété ses fans à la suite d’une nouvelle altercation avec la justice nigériane en mai dernier. Dans sa chambre d’hôtel, le rituel pré-performance ne change pas, imperturbable « Warm up the sax. Get your voice ready. Focus on the show. » On fait chauffer le saxo, la voix, et on se concentre sur le show.
Si les rituels ne bougent pas, cette période du groupe Egypt 80 est tout de même marquée par les changements. La formation, monté par son père Fela, qui l’a transmis à Seun Kuti à sa mort en 1997, a connu de nombreux changements de personnel en interne au fil des années, des décennies et des tournées. Depuis quelques mois, Seun Kuti travaille donc avec de nouveaux musiciens au sein de ce collectif, ce qui demande de revoir ses gammes.
“J’ai une nouvelle formation maintenant donc je dois m’assurer que l’on est bien concentré, que tout le monde connait les arrangements sur le bout des doigts et ce que l’on s’apprête à faire sur scène. Bientôt, il n’y aura plus besoin de vérifier, car on s’améliore à chaque performance. Bientôt, tout le groupe pourra jouer sans réfléchir. Je retrouverai alors mon ancienne manière d’être avant les shows. J’attends que l’heure arrive avec mon saxophone.” C’est donc un groupe en période d’ajustement aux Nuits Carrées ce soir, ce qui à ses avantages comme le glisse Seun Kuti “Cette phase d’ajustement, c’est une bonne période pour nous, car cela nous permet de voir tout ce qu’est capable de faire chaque nouveau musicien, et ce qu’ils peuvent apporter à l’ensemble. Donc c’est très intéressant”.
Alors que Seun Kuti, ses musiciens et danseuses quittent la scène après avoir réchauffé le cœur du public, les murmures en anticipation de la performance de Jeff Mills et Jean Phi-Dary se font de plus entendre. Dans la foule, beaucoup ont fait le déplacement pour ce concert en particulier, certains anglophones viennent même de l’étranger, et se passent, pendant le changement de plateau, des vidéos des lives précédent de Jeff Mills. Une fois lancé, l’effet se fait ressentir. The Paradox, projet à mi-chemin entre instrumental et électronique, hypnotise même les oreilles en totale découverte. C’est aussi l’objectif du festival imaginé par Sébastien Amar « C’est ce que l’on adore aussi, c’est le mélange des publics ». Mélanger néophytes et confirmés.
Le lendemain, l’ambiance sera différente avec Pierre de Maere, meilleur espoir aux Victoires de la Musique 2023, Émilie Simon et Stephane Eicher à l’affiche « On se retrouvera avec une soirée du samedi soir dédiée à la chanson francophone. Donc, on est assez loin de Jeff Mills, mais on reste le festival Nuit Carrée, c’est-à-dire que c’est toujours notre identité. Chaque soirée n’est pas un festival à part » précise le directeur. Cette nuit francophone, c’est aussi l’occasion de remettre en place un programme qui a fait ses preuves au festival antibois, le chansigne, une traduction des shows destinés aux personnes malentendantes ou sourdes, que le monde a pu voir lors du live du Rihanna au Superbowl. Le chansigne « ça va beaucoup plus loin que la simple traduction textuelle. Il y a la traduction de l’énergie. C’est une espèce de chorégraphie du corps en faveur des sourds et malentendants. C’est assez magique. C’est quelque chose que l’on fait depuis 2021 et l’on ne peut plus s’en passer. »
Autre initiative, l’événement propose aux festivaliers de coupler leurs billets d’un don à l’hôpital d’Antibes, ce qui permet au centre hospitalier de développer un programme, où des artistes viendront jouer pour les malades. « Ça a été notre manière de montrer qu’un événement comme les Nuit Carré sur un territoire comme Antibes peut et doit jouer un rôle qui va au-delà de l’impact économique direct qu’il peut y avoir sur la proximité. Dire « L’hôpital, il est sur notre territoire, l’hôpital, c’est un peu notre maison à tous. » Encore une fois, avec les Nuits Carrées, le 06 trouve de nombreuses raisons de vibrer.