Dans ce petit pays isolé, autonome depuis 1948 quoique toujours rattaché au royaume du Danemark, le Skrapt Festival, qui fêtait sa première édition, fait figure d’anomalie au sein d’un paysage où l’underground n’est pas de mise. Punk, rap, techno, R&B, krautrock, pop perchée… dans cet archipel méconnu où les moutons sont plus nombreux que les humains, il existe, aussi, de la place pour la marge.
Au cœur de l’Atlantique Nord se trouvent les Îles Féroé. L’Écosse et les îles Shetland au sud, l’Islande au nord-ouest, la Norvège à l’est, le Danemark toujours dans un coin de la tête. Et entre tout ça, l’océan.
Lecteurs de National Geographic, vous avez en mémoire ces grandes étendues de vert aux reliefs escarpés, rocheux, sauvages, battues à longueur d’année par les vents et des pluies souvent abondantes — d’où le vert. Lecteurs de L’Équipe, vous avez compris que les Féroé participent désormais aux éliminatoires du Mondial ou de l’Euro — chaque village, ici, possède son équipe de foot — et avez peut-être vu les images spectaculaires de ces stades jouxtant l’Atlantique, comme celui du village d’Eiði, sur l’île d’Eysturoy, si proche de l’océan que l’on craint la frappe de balle un peu trop enlevée. Lecteurs du Monde, vous avez à l’esprit la très controversée (même ici) pratique du Grindadráp, héritée d’une tradition paysanne ancestrale (sa première mention écrite date de 1298) où l’on chasse le cétacé en le faisant échouer dans une baie aux eaux peu profondes. Ensuite vient le rituel, et c’est au couteau que l’on achève les bêtes.
Amateurs de musique, lorsque l’on vous parle des Féroé, vous n’avez probablement pas grand-chose qui vous vient. La musique traditionnelle locale se chante souvent sans instruments et est donc exclusivement vocale. Elle est très populaire sur l’île, mais en dehors, elle est peu connue.
Pourtant, cet archipel autonome du royaume du Danemark depuis 1948 — les affaires locales sont gérées à Tórshavn et les affaires internationales le sont à Copenhague — camoufle une pluralité musicale dont on n’aurait pas idée avant de mettre les deux pieds ici, d’où l’on parvient par le spectaculaire aéroport de Vágar, sur l’une des dix-huit îles de l’archipel. On y frôle les montagnes avant d’atterrir, comme en bout de course, sur une piste bâtie au milieu de rien. Les moutons, omniprésents aux Féroé où ils sont plus nombreux que les humains et qui ont même donné le nom du pays au moment où les Vikings l’ont découvert, broutent l’herbe à proximité des pistes. « Færøerne » pour mouton, en danois.
L’île des moutons… et des artistes
« Aux Féroé, tout le monde a de l’intérêt pour la culture », glisse Glenn Larsen, un Norvégien installé sur l’archipel et responsable depuis trois ans du bureau d’export des artistes féroïens. Il voit, de fait, passer tous les artistes ayant l’ambition, à Tórshavn, à Klaksvík ou à Hoyvík, de se professionnaliser et, pourquoi pas, de diffuser sa musique à l’international — c’est surtout l’Europe qui est visée par le bureau d’export. « Lorsque l’on te souhaite joyeux anniversaire aux Féroé, tout le monde chante juste… c’est assez incroyable. Ici, beaucoup de gens peignent, écrivent, chantent, font de la musique, du dessin… Proportionnellement au nombre d’habitants, le nombre de personnes pratiquant un art est très important ». Aux mariages, aux anniversaires, ou simplement aux repas de famille, « les gens chantent, jouent de la guitare ou du piano, dansent sur notre musique féroïenne traditionnelle. Et on le fait très bien ! », ajoute Sunneva Háberg Eysturstein, activiste des musiques alternatives à Tórshavn et native de la capitale — dont la commune réunit à elle seule 20 000 des 50 000 habitants de l’archipel. 39 habitants par km2… et combien d’artistes dans ceux-là ?
La raison de cette frénésie créative est multiple. L’isolement géographique, d’abord, et donc la difficulté de venir sur les îles… et d’en partir — les vols, même depuis Copenhague ou Reykjavík, sont très chers. Depuis deux ans, la compagnie locale Atlantic Airways a bien ouvert un vol direct pour Paris. Mais il n’y en a que deux par semaine et en hiver, si le temps est mauvais, il n’y en a plus qu’un seul. Ensuite, bien sûr, il y a la petitesse des villes — Klaksvík, la seconde du pays, ne compte que 5 000 habitants — et la complexité de se déplacer de l’une à l’autre — sept des huit îles sont connectées par des tunnels, des routes ou des ponts, et les autres sont joignables en bateau… ou en hélicoptère. Sur l’une d’elle, aucun humain ne vit — l’espace appartient aux oiseaux et aux ovins. Si les gens créés autant aux Féroé, enfin, c’est aussi dû à la rudesse du climat et à la longueur des hivers, dans ce pays où les nuits peuvent durer, en décembre à Tórshavn… près de 19 heures. L’excellente connexion internet (les Féroé possèdent l’un des meilleurs réseaux d’Europe) ne résout pas tous les problèmes. « Il faut reconnaître qu’à certains moments, on n’a pas grand-chose à faire. On s’ennuie un peu. C’est comme ça que beaucoup de personnes débutent dans la musique », résume une artiste locale croisée jeudi.
Du rap, de la pop, du gospel… en féroïen
« La première fois que je suis venu, j’ai été été halluciné par le nombre de projets musicaux, souvent alternatifs, qui existait. Et par la qualité de ces projets », confie Glenn. « Les Féroïens ont un état d’esprit très spontané : tu veux jouer mais tu ne sais pas le faire ? Viens essayer ! ». Dès lors, les initiatives sont nombreuses et les propositions musicales diverses. » Il existe une scène metal, jazz, noise, électronique… et même un orchestre symphonique ». Une scène rap, aussi et comme partout, où Ukendt Kunstner, Sivas, Swangah ou le très « fun » RSP (le projet le moins chiadé et donc le plus commercial), qui rappent tous en féroïen, font head banger les plus jeunes.
Ces dernières années, les Féroé ont même connu la première artiste de leur histoire à percer à l’international. Eivør Pálsdóttir, simplement appelée Eivør, est surnommé la « Björk des Féroé », et oriente son répertoire vers la pop, le rock, le jazz, puise dans la musique classique et dans la musique folklorique. Sa faculté à passer du féroïen à l’anglais, du suédois ou danois ou à l’islandais en fait l’une des artistes les plus populaires du moment dans toute la Scandinavie.
Chez Tutl, le disquaire le plus alternatif de Tórshavn situé en centre-ville, ses disques, comme les tee-shirts à son effigie, se vendent comme des petits pains (de seigle, de préférence). Fondé par Kristian Blak en 1977, Tutl est la pierre angulaire des musiques alternatives aux Îles Féroé. Danois de naissance, ce compositeur de musique de chambre, de jazz, de musique symphonique, a joint le pays en 1973 et s’est, depuis, battu pour faire valoir une musique qui avait alors du mal à se professionnaliser. Avec Blak, et même si quelques projets existaient avant sa venue, on se structure, on se coordonne, on fait de la musique plus seulement pour la famille ou pour les amis.
Chez Tutl, qu’il dirige encore aujourd’hui, on trouve à peu près tout ce qui se fait dans le pays : de la musique folk tradi, les classiques rock’n’roll du groupe sixties The Faroe Boys (très demandé), du heavy metal ou même du gospel local. Le magasin se fait également label, et permet à n’importe qui voulant développer sa musique de pouvoir le faire. Une première étape pour ceux ayant l’ambition d’aller plus loin, et une consécration pour ceux qui, au sein d’un marché très difficile, s’arrêteront là — les groupes chantant en féroïen marchent mais s’exportent peu, et ceux chantant en anglais ont de la concurrence…
C’est ici que travaille la jeune chanteuse Marianna Winter (23 ans), dont l’EP Sorry, I’m a Libra est lui aussi sorti chez Tutl. « Le label est open friendly. Il accueille ce qui se fait de plus alternatif aux Féroé. En gros, ce sont les artistes qui ne passent pas en radio » (il n’y en a de toute manière qu’une seule, nationale, ndlr). « Les artistes des Féroé jouant au Skrapt sont quasiment tous passés ici. », précise celle qui, justement, ouvrira le festival le vendredi, par le biais d’une pop soul et R&B, qui souffle le froid puis le chaud au cours d’un live qui suggère donc à la fois le soleil de Los Angeles (où elle est née) et la brume de Tórshavn (où elle habite désormais). Cette brume insulaire qui semble beaucoup manquer aux artistes du Skrapt dès lors qu’ils montent sur scène, tant ils font un usage répété de cette machine magique créant de la fumée à la demande…
Waw, that’s Skrapt !
Skrapt ? What is that ? « Le terme renvoie à ce qui se fait ‘sans honte’. Qui n’entre pas dans les boîtes. Le dictionnaire féroïen dit que c’est quelque chose d’excellent, de compétent. En argot, on l’utilise plutôt pour parler d’un truc drôle, de cool. Tu dis : ‘waw, that’s Skrapt !’ C’est quelque chose qui n’est pas propre, comme un miroir à ce que l’on veut présenter avec le festival ».
Sunneva est l’une des cofondatrices, avec Jóel, du Skrapt Festival. Propriétaire du Sirkus Bar, l’un des grands lieux de fête de Tórshavn qui accueille toute l’année des concerts et des DJ sets, elle y sert des bières derrière le comptoir… lorsqu’elle ne programme pas le dernier groupe à la mode de la capitale. Le Sirkus ouvre ses portes aux branchés, aux freaks, aux marginaux, aux créatifs, aux mélomanes, aux noctambules, aux tatoués à bonnets, aux open-minded de la ville, aux tagueurs de chiottes, ce genre de lieu où celui que l’on dégage, « c’est pas celui qui est trop ivre, mais celui qui tient des propos homophobes, transphobes, racistes », comme en témoigne Glenn Larsen, dont les locaux se trouvent au Reinsaríið, à 300 mètres à vol de macareux moines — les oiseaux les plus nombreux des Féroé. Le centre-ville de Tórshavn, avec ses maisons en bois colorés et ses toits d’herbe, est aussi charmant que minuscule : on y croise, à longueur de journées, les mêmes visages, les mêmes barbes épaisses, les mêmes pulls en laine (il ne fait pas chaud, ici, même en juillet).
Le Reinsaríið donc, où quelques poètes viendront d’ailleurs réciter des vers le vendredi et le samedi avant les concerts, dans une ambiance très cosy et très scandinave, afin de valoriser la maison d’édition Eksil, « l’un des petits éditeurs les plus passionnants des îles Féroé » (le Féroïen étant complexe à comprendre, on croit Sunneva sur parole).
Tutl et Sirkus. Le Skrapt Festival est né entre ces deux lieux-là et c’est donc logiquement entre les deux que s’installe sa petite scène (capacité ? 300 personnes), dans la rue Tórsgøta, qui débouche sur port de Tórshavn et sur l’océan Atlantique qui y interrompt sa course. Des bateaux de pêche y mouillent, avant de repartir le lendemain récupérer du saumon, du maquereau ou de la morue, qui seront ensuite exportés aux États-Unis, au Japon et bien sûr en Europe — les Féroé, depuis la Seconde Guerre mondiale, sont l’un des plus gros exportateurs de poisson au monde et c’est sur la pêche que repose largement son économie. D’autres bateaux mouillent, plus grand encore, de croisière cette fois, laissant débarquer le temps d’une soirée des touristes faisant une escale dans « le port de Thor » avant de joindre Reykjavik. Ceux-là, on ne les verra pas au Skrapt.
La scène punk, R&B, soul, rap des Féroé… c’est une seule et même scène !
Fríði Djurhuus
« Tórshavn est une toute petite ville. Les gens qui la font vivre font en général beaucoup de choses… et sont peu nombreux », ajoute Sunneva. Des vampires qui ne dorment jamais — en été, il faut dire que la nuit semble ne jamais venir et n’est jamais bien sombre —, traînent en tribus, semblent avoir plusieurs vies… et toutes en même temps. « Si on parle des musiques alternatives, underground, il n’y a pas vraiment de scènes… car on retrouve plus ou moins les mêmes personnes dans tous les projets ! On se connaît tous. La scène punk, R&B, soul, rap… c’est une seule et même scène ! », précise Fríði Djurhuus.
Fríði travaille lui aussi au Tutl. Programmateur, avec sa collègue Marianna, du G ! Festival (l’autre festival alternatif des Féroé, beaucoup plus grand et donc beaucoup moins pointu que le Skrapt, qui aura lieu la semaine prochaine à Syðrugøta), il anime, comme un emcee en surchauffe permanente, les inter plateaux du Skrapt où il est également programmé, en tant qu’artiste cette fois.
Avec Joe & The Shitboys, l’un des seuls projets punk de l’archipel avec Two Hundred, il compose et hurle des hymnes punks écolos (« Save the Planet, You Dumb Shit », « If you believe in eating meat start with your dog »), homophiles (« Macho Man Randy Savage », « Manspredator », « Closeted HomoFObe »), anti conservateurs (« Personal Space Invader »). Dans la foule du Skrapt, les pogos se lancent rapidement. Des jeunes y vont un peu fort, tombent à la renverse, on les relève. « Shitboys ! », répète le public, en échos à l’énergie délirante d’un Fríði qui, avec son rouge sur les lèvres et son piercing à l’arcade, donne beaucoup sur scène… et dans la fosse, où il passe une partie de son live. Les morceaux durent rarement plus d’une minute et disent « Life is great, you suck ! ». C’est du punk qui tâche et qui fait du bien là où il passe.
Mais le projet ne s’arrête pas à une grammaire punk correctement intégrée — Fríði connaît ses classiques, des Dead Kennedys à Idles — et correctement appliquée sur scène. Fríði décrit en effet son groupe comme « végétaliens queer, formé avec l’intention de dénoncer les comportements merdiques dans les îles Féroé conservatrices, où la scène rock est remplie d’homophobes désossés et de misogynes mangeurs de viande ». Il assume aussi et surtout faire de la musique pour combattre certaines formes de discrimination. Celles touchant la communauté gay aux Féroé, notamment.
« J’ai grandi dans un village de 350 habitants au sein d’un tout petit pays, où tout le monde n’est pas toujours très ouvert. J’ai entendu beaucoup de choses sur la haine des musulmans, des gays… Et les victimes de discriminations, aux Féroé, ne peuvent pas s’exprimer. Elles n’ont pas d’espace pour le faire. Avec Joe & The Shitboys, après avoir lancé le projet pour le fun, j’ai eu la possibilité d’être plus politique. Je sais que notre musique aide certaines personnes. On est passés dernièrement au G ! Festival. Après notre concert, quelqu’un est venu me voir en me disant que c’était la première fois qu’il avait l’impression de faire partie de quelque chose… Juste parce que quelqu’un a dit sur scène : ‘c’est ok d’être gay’. Il a arrêté de se scarifier après ce concert… ».
Encore aujourd’hui, des membres de la communauté gays peuvent être frappés sans raison dans la rue aux Féroé. Joe : « Ça m’est déjà arrivé plusieurs fois, même si ces dernières années, les gens ne quittent plus le pays à cause des discriminations homophobes, comme dans les années 90. Il y a des progrès, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire ».
Le festival le plus niché et le plus underground des Îles Féroé
Glenn Larsen
Le chemin menant à l’acceptation des tenants de valeurs contraires à ce qui est majoritaire, le Skrapt participe, et très largement, à son élaboration. Sunneva : « Les gens ne comprennent pas pourquoi on ne voudrait pas lancer quelque chose de très gros, de très commun, avec des artistes que tout le monde connaîtrait et avec des pages Instagram de 3 millions de followers. On aime ce qui est différent, ce qui gêne parfois alors, on essaye de lui donner de la visibilité. ». Faire jouer ici ceux que l’on ne voit pas ailleurs. « Le Skrapt ? C’est incontestablement le festival le plus niché et le plus underground des Îles Féroé », synthétise Glenn Larsen.
Un festival où l’on espère 500 personnes, où l’on n’atteindra finalement pas ce chiffre-là, et qui sera marqué par les performances de Supervisjón — techno déstructurée et changeante —, d’EMP — krautrock cosmique qui appuie lui aussi sur la touche techno — ou encore par le set rigoureux et bien ficelé de Ghost Notes. Ce beatmaker produit tout ce que la scène rap compte de cool aux Féroé (il est notamment le producteur de Swangah). Le Skrapt lui offrait son premier live en son nom propre. Le masque d’Hannibal Lecter sur le visage et sur les platines, un mix de drum & base, de funk, de rap, de musique traditionnelle féroïenne booster à la sauce techno. « Non, je ne regrette rien », dit-il par le biais d’Edith « Gabber » Piaf en fin de set. Le Skrapt Festival, après avoir dansé, applaudit fort cette musique de niche qui convient si bien à ceux qui refusent de rentrer dans le rang.
Un festival, aussi, au sein duquel Sunneva considère que la tête d’affiche est Jakku, un groupe… dont on ne peut écouter la musique nulle part ! Pas de Spotify, de Bandcamp ou de SoundCloud pour ce groupe-là. Juste le projet de deux producteurs samplant de la musique tradi féroïenne et éthiopienne, qui la mixe à de la techno, qui l’ont joué deux fois en live… et qui passent désormais le relai à un autre type sur scène — les musiques tribales et la techno partagent l’obsession des boucles et de la transe alors, l’alliage fonctionne parfaitement en live.
« The uncommercial festival ! »
« The uncommercial festival ! », en rit Pan Thorarensen, artiste islandais qui a lancé le groupe Stereo Hypnosis avec son père — Óskar Thorarensen, l’un des fondateurs dans les années 80 du collectif Inferno 5 — et responsable de l’Extreme Chill Festival, cousin islandais plus âgé et plus expérimenté du Skrapt dont les concerts, à Reykjavík, ont lieu dans des salles mais aussi des cinémas, des théâtres, des églises, et dont Pan proposera, le dimanche soir façon « after gueule de bois on se remet dans le bon sens », un DJ set effectivement très chill proposé depuis… la piscine Gundadalur.
« Si l’on monte un festival pour trois personnes et que ces trois personnes sont heureuses… je le serai aussi ! », ajoute Pan, qui a eu l’idée du festival avec Sunneva il y a une dizaine d’années et a participé à la conception du line-up de cette première édition. Un line-up, nécessairement, marqué par la présence de nombreux artistes islandais.
Le hip-hop très old school et dansant de Cell7 (« every day in Iceland is a new party », assure-t-elle), la techno mélancolique et mélodique du DJ et producteur Hermigervill (son tube « I Reykjavikurborg », esthétiquement proche de la Norwegian disco d’un Todd Terje, est un incontournable en Islande) ou celle, intello et patiente, de La Leif, originaire de South London mais moitié, avec le producteur Jens L. Thomsen, de l’excellent duo féroïen ORKA (à réécouter : l’album Leipzig, paru en 2014). Chez La Leif, qui signe, à la nuit (claire) tombée, le meilleur concert du vendredi soir au Skrapt, le rêve se mute progressivement en rave. Et c’est tout le Skrapt qui danse.
La très perchée Flugvél & Geimskip, aussi — chaussures à pompon, jupe retroussée, collants épais, étoiles sur le visage et dans les yeux — dont le nom indiquait déjà la présence de plusieurs individus dans sa tête et qui nous donne donc un aperçu de la manière dont sonnerait le gabber dans l’espace. « We need to wake up the snake », prévient-elle, avant d’annoncer l’arrivée du trou noir. Tout le monde assis. Tout le monde debout. « Wake up the snake ». « Ssssssss » (comme le snake). Assis, encore. Debout. Gabber. Un live hallucinogène où les sourires sont nombreux et où c’est une comptine, chantée en islandais et sans boucle techno derrière, qui conclut le set. Weird. Attachant.
Enfin, et elle fut probablement l’autrice de la performance la plus marquante du Skrapt, la très jeune Gugusar, véritable sensation en Islande où cette chanteuse et productrice, déjà récompensée par de nombreux prix aux Icelandic Music Awards a 19 ans à peine (elle en fait 15), a déjà sorti deux albums, dont l’excellent 12:48 (à écouter : les titres « Glerdúkkan », « Aleinn » ou « Röddin í klettunum »).
« Je vais vous jouer mon premier morceau, que j’ai composé à l’âge de 14 ans… », annonce-t-elle devant un public conquis par le charme certain d’une artiste qui danse de manière frénétique sur des productions parfois 2-step, parfois techno, parfois new-wave ou R&B, et qui chante en faisant circuler des boucles de sa voix en écho. Fascination générale. On lève les mains et on répète des onomatopées comme on nous le demande. Gugusar est une version islandaise de Billie Eilish — l’incroyable précocité, les boucles tendues mais dansantes, l’assurance déconcertante — en plus pop et en moins dark. Et elle a tout d’une future grande star, et pas seulement en Islande.
L’Islande plutôt que le Danemark
« Les Îles Féroé et l’Islande sont dans un genre de relationship depuis un moment ! », s’amuse Glenn Larsen lorsqu’on lui fait remarquer l’abondance d’artistes islandais présents au Skrapt… « La vibe entre les pays est la même. Ils se ressemblent beaucoup — ce sont des îles isolées… il y a quelque chose d’évident entre eux ». D’ailleurs, la première mention connue des Féroé vient d’une saga (les récits historiques ou mythologiques liés à la littérature médiévale scandinave) écrite entre 1210 et 1220… par un Islandais.
Une relation que confirme Janus Rasmussen, natif des Féroé mais résident de Reykjavík depuis tellement longtemps qu’on l’associe surtout à l’île de Sigur Rós, de Samaris ou d’Ólafur Arnalds, avec lequel il défend le projet techno Kiasmos (deux albums dont un excellent, éponyme, sorti il y a dix ans) depuis 2009. Le producteur jouait pour la première fois son projet solo dans la ville qui l’a vu naître il y a 36 ans, et qu’il a quitté avec ses parents à l’âge de 6 ans.
« En plus d’avoir deux langues très proches l’une de l’autre, il y a une mentalité particulière dans les îles du nord et l’Islande et les Féroé partagent cette mentalité. Il y a une proximité entre les gens qui rend les relations artistiques faciles. Il y a également le même élan donné, dès très jeune, à la culture, à l’apprentissage de la musique, ce qui explique sans doute que les scènes musicales d’Islande ou des Féroé soient aussi riches… C’est aussi vrai que nos musiques sont aussi mélancoliques, voire dépressives, l’une que l’autre ! C’est la mentalité des îles, on ne peut pas y faire grand-chose ».
La place de l’histoire
Une relation qui s’explique aussi, et comme souvent, par l’histoire, et par la relation forcément conflictuelle qu’entretiennent les deux pays avec le Danemark, dont l’Islande comme les Féroé furent une colonie avant de s’en détacher — définitivement pour l’Islande en 1944, et partiellement pour les Féroé en 1948, même si plusieurs référendums manquèrent d’aboutir à l’indépendance depuis l’après-guerre.
« Naturellement, le fait d’avoir été colonisé par le même pays créé forcément des liens. Les gens, aujourd’hui encore, sont sensibles à l’histoire de la Scandinavie », ajoute Janus Rasmussen. « Et puis honnêtement, et on s’en rend compte assez rapidement, les Danois ne connaissent pas grand-chose de la culture des Féroé », admet-il, résigné.
Marianna Winter : « Je ne pense pas que les Féroïens soient très connectés à la musique danoise. C’est une relation très étrange car nous sommes nombreux à avoir de la famille là-bas, à y voyager, à y avoir habité ou étudié. On aime y être mais en même temps, lorsque l’on y est, on constate que les Danois s’intéressent peu à notre culture ». Les radios danoises, ainsi, se consacrent exclusivement aux artistes chantant en langue danoise ou en anglais, rejetant d’emblée les propositions venues des Féroé, ce qui ne facilite pas les échanges. Les Féroïens apprennent le danois dès le plus jeune âge. L’inverse n’est pas réciproque. Les Féroïens voyagent au Danemark. Les Danois font rarement le chemin inverse. Une hostilité parfois tangible d’un côté et une indifférence souvent soulignée de l’autre. La relation, classique, entre celui qui a oppressé et celui qui en a été victime.
Au Skrapt, on ne ferme pourtant pas la porte aux propositions venues du Danemark, et si un seul artiste y est programmé en cette première édition, c’est évidemment un hasard… ainsi qu’un vrai petit bonheur. Car il faut avouer que le show proposé par le rappeur et performer Skt. Delarge (torse nu en deux minutes, dans la fosse en trois), est l’un des meilleurs du samedi soir. Son rap, très électronique, colérique et fragile, dénonce la masculinité toxique, la montée de la xénophobie au Danemark et ailleurs, la complicité et la complaisance de la culture pop dans les différents types de discriminations ordinaires. La lutte se fait, avec Skt. Delarge, sur une piste de danse enflammée et aux côtés, en deuxième partie de set, de Joe & The Shitboys, avec qui les colères et les luttes sont intimement liées. C’est que l’art, paraît-il, permet parfois de briser les frontières. Et de rapprocher celles et ceux que les dominants préféreraient voir s’éloigner. À l’année prochaine, le Skrapt Festival, afin d’agrandir encore un peu plus la taille de la marge ?