Après plus de 80 numéros, des dizaines d’événements et bientôt vingt ans d’existence, le magazine d’illustration Kiblind lançait ce week-end à Lyon la première édition de son festival, If — pour Illustration Festival. Comme un symbole, c’est aux Subs, où l’École nationale supérieure des Beaux-Arts réside depuis 2007, que le festival s’installait, afin de rappeler, qu’en 2023, la barrière ancestrale entre illustration et art est belle et bien levée…
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Bord de Saône, pied de la colline de la Croix-Rousse, en face de Fourvière. Rive gauche. Soleil haut dans le ciel, température printanière en automne, lendemain de victoire — la veille au soir, au Groupama Stadium de Lyon, le XV de France étrillait l’Italie pour le dernier match de poule de sa Coupe du monde. Aux Subs — cet ancien couvent bâti au XVIIe siècle, devenu espace militaire au XIXe et pôle de création artistique depuis 1998, où nous organisions en mai notre Bal de Nova — on enfile les parures d’une grande fête de l’illustration. Les stars du jour sont les créatrices et créateurs qui s’expriment par la grâce du crayon sur papier, du stylet sur tablette, de l’aiguille sur la peau, du clic sur le logiciel adéquat de montage ou de création graphique. Mais avant toute chose, une flopée de questions qui sonne comme une flopée de chemins possibles.
Nouvelle réalité
« Si vous étiez l’architecte d’une nouvelle réalité, à quoi ressemblerait-elle ? », demande le duo berlinois ZEBU. « Si tu le pouvais, choisirais-tu de voir le futur ? », demande à son tour, équilibriste, la Sévillane María Medem. Une première exposition en plein air et en plein les yeux : cinq affiches, grandeur titans — 6 mètres de haut —, tapissent les murs des Subs. C’est la première chose que l’on voit en y arrivant. Malin : les collectionneurs et les profanes peuvent se procurer une version (plus petite) de ces affiches à la librairie.
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« Si les animaux pouvaient peindre », imagine l’Édimbourgeoise Angela Kirkwood. « Si tu n’as pas de cuisinière, utilise un pick-up », dit, avec l’humour décalé qu’on lui connaît, le Lyonnais Simon Bailly, régional, parmi de nombreux autres, de l’étape.
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« On a demandé à cinq illustrateurs et illustratrices phares une illustration spéciale pour le festival. La seule contrainte était de penser très fort à une phrase qui commencerait par If… et de créer à partir de cela », explique Jean Tourette, l’un des fondateurs, il y a une vingtaine d’années, du magazine Kiblind, un trimestriel dédié à la culture visuelle et à l’illustration contemporaine devenu également agence, atelier, référence évidente dans le domaine de l’illustration en France. Un magazine qui met le mot « gratuité » au centre du propos, et qui réitère la promesse pour ce festival, afin qu’il demeure le plus accessible possible. Pas besoin d’un salaire de maire pour passer au If — tiens, celui, EELV, de Lyon, est aperçu le samedi dans le coin — et pas besoin d’un Bac+8 pour se mettre au niveau. C’est accessible et ceux qui veulent fouiller ont des masterclass et des talks pour le faire.
Papillon
« Si j’étais un papillon de nuit, m’aimerais-tu encore », renchérit, plus cryptique, un autre Berlinois, l’illustrateur et vidéaste Raman Djafari. À voir : son clip pour Squid, « Pamphlets » ou celui pour Dua Lipa et Elton John. L’une des têtes d’affiches du festival dont on a pu comprendre plus précisément le travail sensible, vulnérable, fragile, poétique et névrotique (« I doubt myself », répètent en boucle ses personnages dans le court métrage I want to be the ocean) via une masterclass d’une heure dans l’une des salles de cours des Beaux-arts, attablé comme l’un de ses étudiants — on en croisera beaucoup pendant le week-end, vu qu’ils jouent à domicile. Dans le même format : des rencontres avec Sarah Mazzetti (Venise), Marìa Medem (Séville), Alice Meteignier (Paris) ou Cristina Daura (Barcelone).
Si tu devais monter un festival, Jean, il ressemblerait à quoi ? « Le magazine en grandeur nature ! L’illustration est vivante, protéiforme, elle s’adapte à tous les supports, toutes les disciplines, tous les publics et tous les sujets. Avec If, comme avec Kiblind, on veut en montrer toutes les facettes. Avec les équipes, on n’a pas la prétention de proposer une photographie de l’époque. Mais de montrer tous ses visages ».
Illustration = art
Toulouse-Lautrec ? Paul Signac ? Des illustrateurs avant d’être des peintres. Un peu de background : « Au XVIIIe, XIXe siècle, et même plus tard, rappelle Jean, on faisait une distinction académique très nette entre artiste et illustrateur. Les illustrateurs de presse étaient même appelés ‘tâcherons’ par les peintres ! Les Beaux-arts étaient alors jugés inintéressés, gratuits. L’art pour l’art d’un côté et de l’autre, une pratique uniquement là pour illustrer un propos, pour communiquer. L’illustration ne pouvait se concevoir seul. »
Depuis 20 ans et le lancement du premier numéro de Kiblind (c’était en 2004), la donne a changé. « À cette époque, on avait l’impression que l’illustration était un peu coincée entre différents types d’arts qui avaient davantage de visibilité. La BD, le street art, l’art contemporain… Il y avait même des revues spécialisées sur le graphisme. » Aujourd’hui, et peut-être également car les canaux de diffusion, comme les réseaux sociaux (pour une fois, merci Instagram), ont favorisé le partage important d’images, souvent accessibles, qui auraient autrefois été condamnées à une audience plus que limitée, l’illustration a basculé du côté du cool, du branché, du côté de ce ceux qui font les tendances et invitent les autres à en imaginer encore d’autres. Beaucoup de visages. Beaucoup d’idées. Beaucoup de supports.
Arriver en ville
Au If, d’abord, quelques expositions dans un format classique. On réfléchit à la manière d’Illustrer la ville, celle qui « prend le visage de celles et ceux qui la vivent », cette ville « qui inspire et qui expire » et dont ses multiples interprétations sont présentées aux Subs par le biais de travaux montrants, pêle-mêle, la Côte d’Azur sans vacanciers (de Port Grimaud à Menton, par Simon Bournel-Bosson et Maxime Gueugneau), la ville que l’on ne voit pas encore (par Simon Bailly) ou des vues de Massy (sud ouest de Paris) et de son RER.
Dialogues
On réfléchit, aussi, à la manière d’Illustrer la sexualité, via une exposition de 69 illustrations originales issues du Kamasutra. On y voit, dans la galerie d’essai de l’ENSBA Lyon, des filles avec des filles, des garçons avec des garçons, des filles avec des garçons, des solitaires, des adeptes d’amours à plusieurs. Des couleurs, du cuir, du latex, des volcans (Léa Djeziri), des écrans (Adrien P.), des plans de travail (Cécile Dormeau), des capotes (l’exposition est proposée en partenariat avec Sidaction). Du sexe en chaise roulante (c’est pour tout le monde), du sexe sans sexe (et pourquoi pas), du sexe illustré qui projette des fantasmes… et en inaugure de nouveaux ?
Du sexe avec des cow-boys et des lassos, aussi, comme un renvoi à l’exposition Illustrer la musique, qui présente un recueil remarquable d’affiches confectionnées pour le groupe Khruangbin, des Texans (le pays des cow-boys, remember) aux idées larges qui jouent un rock psychédélique, groovy, dub, soul.
Grands amateurs d’illustrations, Laura Lee, Donald Johnson et Mark Speer en tournée à travers le monde vus par le prisme de Sergi Puyol (live à Toronto = croiseur interstellaire avec studio intégré), de Kate Dehler (live à Washington = moulin à vent géant), de José Berrio (live à Houston = le groupe dans une boucle à facettes disco) ou de Jisu Choi (live au Germanica Insurance Theatre = le groupe dans l’espace, tenue d’astronautes). Dans la salle, une batterie, une basse et une guitare sont exposées. Un live du groupe est diffusé sur un rétro-projecteur. Ce n’est pas l’une qui accompagne l’autre : c’est l’image et la musique qui dialoguent.
Musiques et images discutent le soir à l’occasion des « concerts illustrés » proposés dans la Boulangerie des Subs, où Michel Chemin (du rock progressif, instrumental, cinématographique, entre Ratatat et François de Roubaix, mené par Antoine Boj, Yann Four et Valentin Lafort), Submarine FM (techno qui tape et qui fait vriller les têtes vers les sous-sols), et P Errine (house qui groove) voient respectivement leurs musiques illustrées, en direct, par Mathieu Labrecque (live dessiné), Océan Flounk (Vijing) et une collaboration de Rapapawn, Alice Monvaillier, Angela Kirkwood et Alice Saey. Il y a foule pour ce concept original qui permet d’écouter, de voir et de danser.
La force du live
Le live, c’est un concept auquel tient décidément beaucoup le If, qui en plus de la « Baston dessinée » organisée à 18h — une musique passe, des illustrateurs improvisent une création la plus drôle et la plus percutante possible et s’affrontent comme dans un match de boxe, sauf que les gants sont remplacés par des tablettes graphiques —, proposait en plus des créations en continu pendant tout le week-end. Jean : « De 10h à 18h, 50 artistes se relaient pour créer chacun, en live pendant deux heures. On leur donne à tous un dé blanc de 15 centimètres de côté (pour le côté hasard… et le jeu !) sur lequel il doit dessiner avec sa technique à lui. À la fin, on a une nouvelle expo ! »
Autour d’eux, dans la Verrière, des curieux s’affaissent et posent un œil sur l’impro d’Amina Bouajila (Marseille), de Cynthia Alfonso (Pontevedra, Espagne), d’Erwan Roussel (Bruxelles) ou de Zeloot (La Haye). Eux sont au centre. Sur les bords de la verrière, c’est le Grand bazar où créatrices et créateurs vendent affiches, écharpes, bananes, bobs ou disques évidemment illustrés. Beaucoup de monde. Des sous pour les créas, de la joie pour les yeux (le paillasson illustré, bravo pour l’idée). Dans les enceintes, le son de Radio Nova, partenaire de cette première édition. Dans la cour, des bobos, des curieux, des branchés, des intellos, des gosses, des étudiants en arts, en graphisme, en photo, en animation, en dessin. Certains jouent au ping pong, d’autres au baby foot, au basket, à la pétanque ou aux petits canards dans le bassin (pour les moins de 8 ans). Un môme sort les canards qu’il vient fièrement de pêcher et d’extraire de la marre (c’est une fontaine en vrai mais peu importe). Il faut les remettre, pour que les autres puissent jouer à leur tour. Alors, les canards redeviennent publics.
Les plus de 18 ans, eux, se retrouvent parfois avec une illustration à même le corps, puisque des tatoueuses et tatoueurs sont également conviés dans le Hangar, où le bruit des aiguilles est couvert par celui du dernier album de Jwles et de Man Ray (très bon choix, les gars). D’autres se retrouvent de l’autre côté du Hangar, et puisque l’illustration peut aussi passer par ce biais-là (« l’animation, c’est un peu de l’illustration qui bouge », résument-ils), pour les cartes blanches accordées à des festivals spécialistes de courts-métrages. Que de la niche, du décalé, de l’â-côté. Mais ouvert.
De la niche grand public
Certains de ces courts sont pour les très grands (carte blanche à Miyu Plan cul la Praline), d’autres pour les très petits (carte blanche à Plein la bobine, festival international du cinéma jeunes publics). Attention à ne pas se planter de séance. D’autres sont pour tout le monde, comme le Mecal de Barcelone, qui présente donc une sélection de courts-métrages animés qui, selon son directeur Roberto Barrueco, « connaît une bonne période ». Et c’est vrai ! Coup de cœur pour le très emphatique The thing in the corner de Zoe Berriatúa, pour l’énervé et jouissif (littéralement…) Amor de mono de Paulo Mosca, pour le très punk Made in Spain de Coke Riobóo (une nonne, des cathos, une pièce géante des un euro, des nudistes, un taureau et ses toréadors, des flics pas très malins, un Cheval de Troie qui l’est davantage et une vierge titanesque qui revisite Le roi et l’oiseau, tout ça sur un fond d’Andalousie ensoleillée… du grand n’importe quoi !), et l’hilarant Los Reyes Magos d’Alberto González Vásquez, ou pourquoi il faut prendre des gants avant d’annoncer aux enfants la terrible réalité lié au Père Noël…
Invité de marque également, le Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand, le « plus grand festival de court-métrage au monde », qui diffusait des films d’artistes ayant, par ailleurs, signés des affiches du festival. À revoir : les très touchants Histórica trágica com final feliz de Regina Pessoa ou Jo Jo in the Stars de Marc Craste.
Clermont-Ferrand, ainsi, comme référence ultime pour le court-métrage. Arles pour la photo. Angoulême pour la BD. Annecy pour le film d’animation. Perpignan pour le photojournalisme. Avignon pour le théâtre. Cannes pour le cinéma. Et Lyon pour l’illustration ?
« Un rendez-vous annuel et international de l’illustration »
« On ne fait pas ça pour ça. Mais j’espère qu’on y arrivera ! L’idée est de créer un rendez-vous annuel et international de l’illustration. Ce sont des choses qui se font d’elles-mêmes, mais évidemment, on en rêverait. Et bien sûr, on voudrait continuer à le faire aux Subs : c’est le lieu idéal pour ça ».
Aux Subs où ce sont quelques 10 000 personnes qui ont posé une tête, le temps d’une heure ou la journée entière, pour la première édition d’un festival qui n’en est qu’à son coup d’essai mais qui jouit incontestablement d’une communauté engagée sur Lyon. Un festival qui divertit, qui fait réfléchir, qui illustre, finalement, et puisque les esprits indépendants y reviennent toujours à un moment ou à un autre, la petite lumière que chacun possède au fond de soi, que certains parviennent à faire briller et que d’autres encore appelent liberté.
« Le mot If, conclut Jean Tourette, c’est pour le champ des possibles qu’offre l’illustration et son incroyable capacité à représenter ce qui existe, mais un peu différemment. Et ce qui n’existe pas. ». Et si, pour cette aventure-là et cette route qui se déblaye, ce n’était que le début ?