Le groupe francilien et réunionnais électrise le maloya sur son album « Maligasé ». Leur petit tube « O Linndé » arrive sur la « Nova Tunes 4.0 ».
Il y a quelques mois, on découvrait Trans Kabar, le groupe qui donne au maloya originel les contours d’une grande bacchanale rock, où les esprits mystifiés des servis kabaré (les cérémonies d’hommage aux ancêtres, à l’origine pratiquées par les esclaves) se mélangent avec ceux des grandes messes rock des années 70. Jean-Didier Hoareau (chanteur, transcendeur, joueur de kayamb) est né en métropole, couvé depuis l’enfance par les récits et les histoires de celui qu’il nomme Tonton, son oncle Danyèl Waro, figure fervente et fondamentale du maloya réunionnais. Stéphane Hoareau (guitariste, frère d’âme mais pas de sang de Jean-Didier) est né là-bas, couvé, pour sa part, par les chants électriques de Hendrix, de Led Zep, et des guitar heroes des 70’s. Ensemble, et parce que nos programmateurs ont choisi de caler leur interprétation d’« O Linndé » (un classique de la musique maloya) dans notre Nova Tunes 4.0, ils sont passés nous voir dans les locaux de Radio Nova, afin de nous parler de cette transversalité inédite qu’ils proposent sur leur album Maligasé (Discobole, 2019) et qu’ils magnifient en live, où chacun, dans son for intérieur ou avec le monde extérieur, finit par atteindre, mission accomplie, une certaine forme de transe.
Sur Nova depuis quelques mois, on passe ce titre, « O Linndé », que vous interprétez avec Trans Kabar d’une manière très électrique…
Jean-Didier Hoareau : C’est mon maître de maloya, celui qui m’a appris à chanter et à jouer le maloya, qui m’a dit un jour : vous chantez toujours « Ki Bambo » (un morceau qui figure aussi sur notre album), mais il y a une autre chanson qui ouvre les servis kabaré à une certaine heure de la nuit, où on appelle l’esprit, que vous devriez essayer de jouer. Ce morceau c’est « O Linndé ». Et tout de suite, en chantant le morceau, j’ai senti l’esprit monter. J’ai refait la mélodie en la chantant autrement. Dans les servis kabaré, là où on officie les hommages aux ancêtres, cette chanson-là est vraiment une chanson rituelle. C’est un classique.
Mais il existe un patrimoine très important lié aux servis kabaré, qui a été longtemps caché
Est-ce que l’on connaît le compositeur original de ce morceau ?
Stéphane Hoareau : Il y a une version de Gramoun Bébé avec une mélodie très différente qui existe. Il y a un label qui a fait un collectage à La Réunion et dans l’océan Indien – Takamba – qui a retrouvé cette version, enregistrée au zoom, directement chez Gramoun Bébé. Mais le compositeur original, on ne le connaît pas. Mais il existe un patrimoine très important lié aux servis kabaré et qui « sert » à appeler les esprits, un patrimoine qui a été longtemps caché. C’est notamment pour ça qu’on a voulu travailler sur ce patrimoine, qui a d’ailleurs largement évolué avec le temps – les mots ne se prononcent par exemple pas de la même manière dans le sud ou dans l’est de l’île. Parfois, les mots, on ne sait même pas vraiment ce qu’ils veulent dire… C’est une richesse que l’on a à La Réunion, et qu’on voulait partager.
C’est un morceau qui a été enregistré en combien de prises ?
Jean-Didier Hoareau : Deux, trois fois. On avait déjà souvent joué le disque sur scène et fait pas mal de résidences pour bosser le répertoire, alors on a enregistré tout l’album en conditions lives. Il y a pas mal d’improvisations dans Trans Kabar. On trouve des choses à chaque fois en jouant. C’est l’esprit du maloya… On a gardé ce truc-là pour l’enregistrement.
Vous l’avez déjà entendu interprété à La Réunion, ce morceau-là ?
Jean-Didier Hoareau : Je l’ai déjà entendu oui dans des servis kabaré. C’est énorme… Je l’ai entendu une fois en 1998, dans ces années-là… J’avais vingt ans. Déjà, j’avais eu des frissons en l’entendant. Ensuite, je le chantais comme ça, dans les Kabar, les réunions de musique maloya. Et puis au fur et à mesure du temps, le morceau a évolué, avec une nouvelle mélodie, une nouvelle structure.
Ce sont uniquement des reprises sur l’album, ou est-ce qu’il y a également des morceaux originaux ?
Stéphane Hoareau : On a composé quelques morceaux originaux avec Trans Kabar, mais sur l’album Maligasé, ce ne sont que des reprises. Uniquement des classiques. Des compositions originales, on en sortira sans doute bientôt !
Trans Kabar, c’est la fusion de la musique maloya et de quelque chose d’un peu plus électrique. Stéphane, j’ai cru comprendre que c’est toi qui l’avait emmené, ce côté électrique.
Stéphane Hoareau : Oui. J’avais travaillé avant avec un autre groupe sur un hommage à Alain Peters, Girafe et Bruno Girard, et dans ce cadre-là, j’avais eu l’occasion de faire une conférence sur le maloya et la musique réunionnaise. En potassant ce que j’allais faire, je suis retombé sur des histoires de servis kabaré. Je suis rentré dans le délire. J’ai cherché beaucoup. J’ai voulu rendre hommage à cette histoire-là qui est liée à la culture du maloya et de La Réunion, mais en mode électrique.
Comment résumerais-tu ce que tu en as appris, de ces servis kabaré ?
Stéphane Hoareau : Les servis kabaré, ce sont des cérémonies d’hommages aux ancêtres qui se déroulent de 6h du soir à 6h du matin. Dans ces cérémonies, il y a de la musique. Beaucoup de musique. Et un côté sacré, un côté profane aussi parfois. Le maloya qui a été, sinon interdit, du moins très mal vu, et notamment à la Réunion, a survécu grâce à ces servis kabaré, et s’est véhiculé grâce à une tradition de transmission orale. C’est cette transmission que l’on avait envie de poursuivre avec Trans Kabar.
Jean-Didier Hoareau : Il y avait une auto-censure sur le maloya. On en parlait comme de « la musique des Noirs », et pas de la musique de La Réunion. Ce n’était pas bien vu du tout d’en jouer.
Comment le projet a-t-il débuté entre vous ?
Stéphane Hoareau : J’ai recroisé Jean-Didier à Paris, avec qui on s’était croisés à La Réunion quand on était gamins. Je lui ai dit : « j’ai envie de faire ça, est-ce que ça t’intéresse ? » Il m’a dit oui tout de suite. Il est venu, et il m’a chanté tout le répertoire de cette musique – qu’il a parfaitement dans la tête… – et j’ai fait des lignes de basses, de guitares, des arrangements…
Cet album, il n’a pas été composé à La Réunion, en immersion là-bas, mais à Montreuil…
Jean-Didier Hoareau : Moi je suis né en région parisienne, et quand Tonton venait en tournée – je dis tonton, mais Danyèl Waro, c’est le tonton de tout le monde ! Le grand tonton du maloya – il venait déposer les instruments à la maison, il prenait le temps de venir nous chanter des chansons. Il nous racontait aussi des histoires de Ti-Jean (le principal héros des contes de l’île de La Réunion. Petit garçon, il affronte Grand Diable et Grand-mère Kalle dans les contes réunionnais, NDLR), nous laissait des albums de Séga, de maloya ou d’autres artistes réunionnais. Moi j’étais riche d’une certaine manière, j’avais de la chance par rapport à certains artistes réunionnais qui vivaient ici !
Ces souvenirs-là, tu les partages souvent en live avec ton public. Comme si tu évoquais une âme protectrice qui, toujours, avait fait voguer l’esprit du maloya au-dessus de ta tête…
Jean-Didier Hoareau : C’était une autre manière de voir la vie. Une autre proposition d’adulte, aussi. Tonton, il arrivait, il chantait… Il apportait quelque chose de tellement différent.
Tu as vécu à La Réunion ?
Jean-Didier Hoareau : J’y ai vécu à l’âge de 21 ans. Deux-trois ans, puis je suis revenu en métropole.
Cet album, et après celui que tu as sorti en 2015 sous ton propre nom (Jidé, Cobalt) est-ce une manière pour toi de rattraper le temps vis-à-vis d’une culture qui t’a porté pendant toute ton enfance, ton adolescence, ta jeunesse ? En tant qu’adulte, tu apportes désormais ta pierre à l’édifice.
Jean-Didier Hoareau : Voilà oui. J’ai toujours essayé, avec les musiciens ici en France, de proposer mon créole. J’ai toujours partagé ça. Que ce soit à l’école ou dans les squats, les camarades me faisaient toujours chanter. Avec ma sœur, quand on arrivait en squat, tout le monde nous disait : « allez, chantez-nous quelque chose ! » On essayait toujours des choses.
Vos bases rock à vous, quelles sont-elles ?
Stéphane Hoareau : J’en ai plein. Mais j’ai beaucoup écouté Hendrix, Led Zeppelin, tous ces groupes-là quand j’ai commencé la guitare. Mais personnellement, je pense la musique de manière esthétique, je pense tout de suite à la manière dont ça va sortir plutôt que de me concentrer sur l’écriture d’une partition. On a essayé de coller les codes de la musique maloya dessus.
Jean-Didier Hoareau : Moi je n’écoutais pas tellement du rock, même si beaucoup de personnes m’en ont fait écouter. Mais je sentais déjà une vraie énergie rock dans le maloya. À côté de la maison, là où j’habitais à Sartrouville, il y avait pas mal de métalleux. Je prenais mon kayamb ou mon rouleur, et tout le monde me disait : « viens jouer ! » Il jouait par-dessus en calant des guitares métal. Il y avait déjà quelque chose…
En plus du mot « Kabar », il y a l’utilisation du mot « Trans » dans votre nom…
Jean-Didier Hoareau : Oui, et plus on fait de concerts, plus on a la confirmation qu’on a eu raison d’employer ce mot-là ! De plus en plus, ça part ! Il y a vraiment une interaction avec le public. Ça devient fou au bout d’un moment…
En la voyant de loin, je me suis rendu compte à quel point cette culture était immensément riche.
Stéphane Hoareau : Aussi, l’utilisation du mot « trans » c’était pour le côté « transversalité » avec deux musiciens qui ne sont pas Réunionnais du tout (Théo Girard et Ianik Tallet) et l’idée c’était de partager cette idée du rythme… Moi par contre je suis né à La Réunion, je suis venu faire mes études à Paris à l’âge de vingt ans. À l’époque où moi j’étais gamin, le son maloya, on l’avait beaucoup en tête, mais on n’en parlait pas forcément comme du « maloya ». On ne reconnaît pas la richesse de notre culture quand on est là-bas, pour plein de raisons – l’envie de l’extérieur, de voyager etc. – et le fait de partir, c’est comme une loupe dessus. En la voyant de loin, je me suis rendu compte à quel point cette culture était immensément riche.
Depuis dix-quinze ans, le rapport des gens au maloya a vraiment changé.
Gren Semé, LiNDiGo… pas mal de groupes tournent et connaissent un vrai succès en dehors de La Réunion ces dernières années…
Jean-Didier Hoareau : C’est vrai que depuis dix-quinze ans, le rapport des gens au maloya a vraiment changé. Je ne vois pas tellement ça comme une mode, plutôt comme une guérison, une bénédiction de pouvoir chanter du maloya aujourd’hui. Il y a encore quelques années, les gens disaient : « le maloya ce n’est que de la musique de Noirs, c’est de la sorcellerie » ! On me disait : « avec ton créole, tu feras rien ». En France, c’est que l’on me disait. Maintenant, c’est mon créole qui me sauve ! C’est avec la musique maloya que je vis.
Vous avez peur de la récupération de cette musique ?
Stéphane Hoareau : Ça dépend comment on se pose la question. Nous en tout cas, notre démarche est respectueuse vis-à-vis de cette culture, et des traditions. Je ne sais pas si les gens le ressentent, mais en tout cas nous on l’a fait dans cet esprit-là. On voulait surtout partager ça avec les gens. Après il y a plein de groupes qui sont super à La Réunion et qui développent des choses. C’est aussi parce que depuis que le maloya a été reconnu, déjà par Les Réunionnais eux-mêmes, que ça se développe. Et moi je trouve ça génial.
Le titre « O Linndé » de Trans Kabar est sur notre Nova Tunes 4.0, qui arrive le 30 août. Elle est en pré-commande.
Visuels © Clotilde Penet