La chronique de Jean Rouzaud.
De son vrai nom Walter Eduard Seligmann (Carlsbad, 1899 – Theresienstadt, 1942) fut un écrivain germanophone radical, lié aux Dadaïstes, ayant laissé quelques romans erotico policiers, et un manifeste intitulé Dernier relâchement qui ressort aux Éditions Allia.
Ce texte commence par une longue invective contre l’humanité, ses vices, son hypocrisie, sa peur panique du vide et de l’ennui qui la ronge, et ses gesticulations grotesques pour échapper à la réalité.
Même les plus grands écrivains et artistes sont traités d’escrocs et de courtisans, pour « devenir célèbre », illusion suprême de la vanité, dans un monde hagard, qui vient de se lancer dans une guerre mondiale, sans raison ni sens, laissant une Europe ravagée.
Écrit en 1918 à Lugano (suite à l’expérience Dada au Cabaret Voltaire de Zürich, avec tous les fondateurs) ces idées auraient inspiré Tristan Tzara (poète et théoricien qui avait sorti à cette même date un Manifeste Dada, faisant autorité)… Serner doublé, blessé, se dira RASTA, au lieu de Dada !
Par Rasta, il entend « rastaquouère », insulte signifiant étranger aux origines douteuses, bref un métèque… Tant il veut se distinguer des autres, y compris des artistes, pitoyables arrivistes…
Juste avant Dada (1915), il y avait eu le Cubisme (1907), le Futurisme (1909), le Suprématisme (1913) et le Constructivisme (1917)… Cet éclatement de l’Art, en abstrait, puis en Expressionisme, s’éloignant de la réalité, allait définir tout l’Art Moderne, décidé à tuer tout classicisme académique, et si possible toute institution.
Le mouvement Dada va plus loin : il utilise la raillerie en Art, la caricature, la folie, le délire, les cris, les danses primitives, l’intuition, le culot, l’injure même. Il veut parodier et ridiculiser le monde dit « moderne » qu’il considère comme absurde et dangereux (ce mouvement est le moins connu et reconnu de l’Art moderne, justement à cause de son extrémisme, et de son absence de limite !) Les artistes Dada ont sonné eux-mêmes la fin du mouvement vers 1921, refusant de s’installer dans un genre, une école, une répétition…
Walter Serner a apporté sa pierre par ce texte, réfutant la valeur des idées, même artistiques ou philosophiques, et en prônant de devenir un exclu volontaire : un escroc ne travaillant jamais et trompant tout le monde ! (même ses romans décrivent ce style de vie d’expédients).
La deuxième partie de ce petit livre est une accumulation de conseils, d’avertissements, de paragraphes sur l’homme moderne, urbain, réactif et mobile, une sorte d’affranchi, un être interlope et trompeur…
L’unique solution honorable pour Serner le lucide, l’indomptable, qui disait : « Je suis le seul écrivain allemand honnête ! »
Il s’agit donc de dizaines de recommandations, en résumé : il faut mentir, changer de nom, d’endroit, épier les autres, guetter les occasions, se faire passer pour influent ou riche, utiliser les femmes, les domestiques, les taxis, concierges, serveurs, embrouiller tout le monde pour en tirer profit, éliminer les concurrents, et « faire des coups » en toutes occasions, ne jamais rien laisser passer qui puisse rapporter, et même comment se tirer des situations délicates… Draguer des veuves de guerre, aussi, puisque les jeunes survivants de la guerre de 1914 (et de la grippe espagnole de 1919) devinrent amants ou conseillers des milliers de veuves, déséquilibrant une société du XIXe siècle bourgeoise, en phénomène social dit des « années folles » (1920-1929), jusqu’à la crise boursière.
Un programme de bandit absolu, mais chic et distingué, hautain, méprisant, une sorte d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, en beaucoup plus paranoïaque, le mal de cette époque.
Ce choix de ne jamais travailler et de rouler les autres, trouvera un écho chez les Surréalistes, et surtout les Lettristes des années 1950, puis leurs suiveurs, les Situationnistes…
Ces idées furieuses des Dadaïstes, puisant leur immoralité ou leurs provocations dans l’absurdité même d’un monde méprisable, Walter Serner, loup solitaire, les résume en une phrase : « Le monde veut être trompé, c’est certain. D’ailleurs, il deviendra sérieusement méchant si tu ne le fais pas ».
On finit par redécouvrir avec intérêt, ce mouvement tentaculaire, qui n’a cessé d’inventer de nouvelles idées, dont on ne voit jamais la fin : les Happenings, le Minimalisme, l’Art pauvre, le Body Art, l’Actionnisme, le Conceptuel évidemment, mais le Pop Art aussi ! Et tant d’autres portes ouvertes à un Art total, désintéressé, presque sans but préétabli, afin de maintenir la pureté du geste et la beauté de l’intention.
Serner, mort en 1942, déporté au camp de Theresienstadt, avait compris que ces idées entrainaient une véritable guerre à la société, qu’il fallait la combattre comme un espion, un déserteur, fuyant ou mentant pour ne jamais être rattrapé…
Dernier Relâchement. Par Walter Serner. Éditions Allia. 192 pages. 10 euros.
Visuel en Une © Dada