La chronique de Jean Rouzaud.
À la fin des années 60, la Jamaïque, indépendante depuis 1962 va vivre une crise sociale, flirtant avec la guerre des partis politiques. Violence, instabilité et gunmen.
Sur le plan musical, les choses commencent à s’établir : après Mento, Ska, Rock Steady et Reggae, les sound systems guident les labels à travers parties et modes successives, défilant de plus en plus vite…
King Stitt, un pionnier ?
King Stitt (que j’ai eu la chance de rencontrer filmer et interviewer !) fut l’un des pionniers de légende des sounds ambulants, imitant les radios américaines, avec un esprit jamaïcain, plein d’argot subtil et de références locales.
Homme de base du Studio One de Clement Coxsone, le roi Stitt animait en toastant sur les meilleurs 45 tours fraîchement pressés du Studio. Il initia une façon de parler chantante, rapide, avec onomatopées et cris pour rythmer le tout…
Avec quelques autres, il inventait le DJing, au point de devenir chanteur sur des morceaux, évoluant sur une base Reggae. Le style Dancehall allait naître et s’épanouir.
Il n’y avait plus de fanfare militaire comme dans les années 60, dont les meilleurs instrumentistes ornèrent le Ska de cuivres claironnants. Il fallait remplacer trompettes, saxophones et autres instruments à vent…
La voix jamaïcaine allait servir d’autoroute et de nouvel instrument à des formations guitare, percussion, clavier, dans lesquelles l’électronique et les « effets » ne cessaient de s’améliorer, voir Lee Perry.
Mais la vraie révolution était d’ouvrir la musique à des non-instrumentistes, non-professionnels, des amateurs inspirés et doués car ils connaissaient les nuances des sound systems, avaient vu passer des centaines de morceaux, possédaient toutes les références musicales de l’époque, et les moindres gimmicks de mode et de langage « branchés ».
De 1970 à 1985, ce fut l’âge d’or des DJ, des sounds, des dub plates, qui allaient se répandre dans le monde entier, grâce au talent d’une poignée de DJ jamaïcains…
Tant de choses allaient découler de cet état de grâce : quelques noms allaient s’envoler vers le panthéon musical (voir à la fin) et donner le ton à tout un état d’esprit, un genre était né.
Une nouvelle collaboration entre le label londonien Soul Jazz et LE label jamaïcain Studio One nous propose dix-huit morceaux des perles de cette longue décennie débordante de vitalité.
La fantaisie des interprètes, les intonations de voix, les jeux de mots et la rapidité fluide de certains genres comme le Raggamuffin, restent inimités : Denis Alcapone, Lone Ranger, Dillinger, Prince Jazzbo… même les noms des DJ donnent le ton d’un style libre, populaire, culture de la rue et des clubs ou cette génération a puisé tout son talent.
On écoute la puissance des basses, de l’écho, des percussions avec cymbales éclatantes, breaks, emportés par la qualité des voix rauques ou miaulantes, racontant des bribes d’histoires, de slogans, de formules, d’allitérations multiples et de répétitions, afin de donner au speech sa propre rythmique syncopée….
Ce style unique reste frappant aujourd’hui : un coup de génie ! Savant mélange de fond reggaeisant, de percussions et d’échos puissants, de reprises avec voix chaudes mais dérivantes, plus ou moins articulées, avec des accélérations et des sortes de rythmes « dubés » par les syllabes proches, et les jeux de mots « slang » jamaïcains.
Comment s’étonner alors que, depuis plus de 30 ans, l’influence jamaïcaine sur le Rap, la Soul, l’Électro, le Rock, le Punk… soit si déterminante ? C’était écrit dans la cire…
Studio One DJ Party. Soul Jazz Records. Dix-huit morceaux + booklet de seize pages avec historique et présentation de chaque artiste ! Illustré par une série de gravures de Ski Williams. Notes de pochettes de Chris Lane. Sélection : Stuart Baker (avec Screechy Dan, Lone Ranger, Dennis Alcapone, Kentrus, King Sporty, Prince Jazzbo, Jim Brown, Mad Roy, King Stitt, Dillinger, Michigan & Smiley, Prince Garthy, Jah Buzz, Big Joe…..)
Visuel en Une © pochette de Studio One DJ Party