La chronique de Jean Rouzaud.
Si vous n’avez pas connu le livre de Jean-Marie Gourio Brèves de comptoirs, il existe, 20 ans après, le même pour la mode !
Ce que le critique de la bande d’Hara Kiri avait noté dans les cafés avait une saveur parigote : des phrases absurdes et drôles sur le monde, Dieu ou la philosophie, niveau comptoir en zinc, devant un ballon de rouge…
Du peuple aux fashions
Les temps ont changé, et si on ne s’intéresse plus au « peuple » et aux pauvres, on se passionne pour les riches, et un certain Loïc Prigent (ex Gai pied, Têtu, Libé…) nous refait le coup, mais façon fashion-victimes.
Même principe : phrases entendues dans les défilés, mais cette fois snobisme, prétention et marketing délivre un cocktail explosif de bêtise, d’absurdité, de méchanceté… Fini le côté naïf et bon enfant de nos piliers de rades, cette fois on patauge dans un vivier de requines !
L’auteur a beau parler d’« énergie négative » (en Interview, histoire de montrer son recul ?) il est pris dans ce vieux filet : fric, frime et complaisance, la mode étant devenue, pour une part, une foire aux vanités, aux gossips et médisances.
Rien de commun avec le métier, le vrai : admirable de science et de technique, de travail et de passion. Les ateliers de couture sont pleins de moines et d’ouvrières exemplaires.
Mais le fric, le gaspillage et surtout le marketing ont pourri le métier par la tête : les manières, expressions et choix de vie des modeuses ont quelque chose de pathétique, entre spas et avions, shootings et shows, pour oublier leur angoisse de n’être rien. Les profiteurs d’un système.
Elle a une Rolls bas de gamme
Les mœurs des fashionistas, baignant à la fois dans la servilité et la prétention, expliquent cette schizophrénie de courtisans tenus en laisse, comme l’auteur, par le rythme d’un domaine de consommation en flux tendu (c’est déjà le tome 2 de cette descente aux enfers du paraître).
Outrances, dépenses, ignorance, il n’y a aucune limite à la grossièreté de ces nouveaux riches, parvenus au sommet de l’ennui et qui jargonne à tout-va (« elle a une Rolls bas de gamme », ou avoir « un escalator dans sa salle de bain », ou « un coach sadique », « chercher un rouge qui fait pleurer », « un café vogue »… Bref, n’importe quoi !)
C’est Le bourgeois gentilhomme terni par des ragots niveau presse people et aplati par une réunion de pubeux qui cherchent une punchline pour une culotte, véritable contre-façon de gens chics.
Ce micro milieu, coupé du monde, égoïste et décervelé, n’est que l’écume d’une industrie, quand même devenue discutable.
Lorsque dans les années 80, j’ai filmé les couturiers (Mugler, Gaultier, Alaia, Thomass et Girbaud), j’y trouvais de la culture, des références, des images de livres ou de films, de la bande dessinée ou de la littérature ou même du théâtre, c’est pourquoi je me permets de juger l’évolution.
Loïc Prigent a fait aussi beaucoup de documentaires professionnels sur les créateurs et la mode sur toutes les chaines, qui n’ont rien de commun avec ces livres de phrases (« réelles », dit-il). Il est donc un agent double qui fait son « Modgate » ?
Ces propos éclatés et volés, qui ont l’air d’échapper au contrôle de leurs auteurs, n’ont jamais rien de frivole ou de fantaisie, alors qu’ils viennent à 90% de femmes, qui courent après le « rêve de la mode » ? Fou.
La disparition de grands noms (Azzedine Alaia, Karl Lagerfeld etc.), l’effacement progressif de Thierry Mugler et de sa génération, le suicide d’Alexander McQueen, le flingage médiatique de Galliano, les abandons de Martin Margiela, Marc Jacobs… plus tous ceux qui sont virés ou qui se révoltent, tout désigne une crise profonde, malgré les millions brassés et les fortunes amassées.
Ce grand domaine culturel qu’est la mode mérite mieux que cette
frénésie de marketing et de profit, dont le résultat sur nos esprits, oscille
entre le dégoût et la révolte.
Passe-moi le champagne, j’ai un chat dans la gorge (sous-titré : « J’ai pas l’air trop riche ? » ou « Pépiements », phrases relevées et compilées par Loïc Prigent. Éditions Grasset. 200 pages. 16 euros.
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