Cinéastes du mystère et de la sensualité, les auteurs de « 21 nuits avec Pattie » et des « Derniers jours du monde » détaillent leur rapport à l’onirisme, en préambule d’une carte blanche au festival de cinéma de Saint-Denis.
Je suis plutôt un rêveur prolifique, mais actuellement très enrhumé
Vous figurez parmi les invités d’honneur de la vingtième édition des Journées cinématographiques de Saint-Denis, dont le thème est cette année : « La vie est un songe. » Quel est le dernier rêve dont vous vous souvenez, et qui continue de vous surprendre ?
Jean-Marie Larrieu : Je suis plutôt un rêveur prolifique, mais actuellement très enrhumé ; une sorte de brouillard viral s’installe la nuit dans ma tête, qui neutralise tout souvenir au réveil. Cependant, je ne me lasse pas d’expérimenter et d’affiner un pouvoir que j’ai acquis dans mes rêves au fil des ans : celui de m’envoler. Je le maîtrise de mieux en mieux.
Arnaud Larrieu : J’ai rêvé d’une petite bestiole à la Jérôme Bosch, très mal placée sur ma personne et qui se moquait un peu de moi, même si elle paraissait plutôt amorphe, pas complètement vivante, à la fois dégueulasse et comique : deux petits haricots blancs, accolés, pâles et chétifs, surmontés d’une crête de coq, de jeune coq, un coq adolescent, en planque dans un recoin très sensible… Cette image d’étrange animal blessé m’est revenue en revoyant la pochette du disque de Philippe Katerine, Confessions. Ados, on se déguisait beaucoup, chez nous. Le haricot tarbais est un haricot blanc cultivé au pied des Pyrénées… Pyrénées, périnée, car c’est bien là que se cachait la créature ; Pyrénées, dont la silhouette se découpe comme une crête de coq sur le crépuscule quand on approche de Lourdes par le nord, par la plaine de Tarbes, la plaine du haricot. C’est sûr, la bestiole m’envoyait un message depuis l’adolescence – d’où l’aspect jeune, imberbe, de la crête de coq – et nous avons passé notre adolescence à Lourdes, au pied des Pyrénées. Ce malaise voulait-il dire : « C’est la fin des haricots » ? Dans les heures qui ont précédées le rêve, une déconvenue minime nous est tombée dessus, liée au film que nous terminons d’écrire et qui se déroule à Lourdes. Nous verrons si le rêve était prémonitoire, cathartique… ou simplement dû à une légère torsion testiculaire durant la nuit…
Fellini a noté et dessiné ses rêves au réveil pendant vingt-deux ans, consignés dans le volumineux Livre de ses rêves. Connaissez-vous cet ouvrage ? Avez-vous déjà pratiqué ce type d’écriture, au saut du lit ?
J.-M. : Oui, un ami comédien m’a offert ce livre (très lourd) il y a quelques années. Je ne dessine pas, mais j’ai parfois tenu le journal de mes rêves ; pas forcément écrits au saut du lit, par ailleurs.
A. : Oui, j’ai déjà feuilleté ce livre. Qu’aurait fait Fellini des haricots à crête de coq ? On peut passer sa vie à combler les trous du rêve, sorte de récit elliptique et très concret, où les choses vues entendues, aperçues dans la journée, trouvent… une nouvelle hiérarchie, surprenante au premier abord, mais qui en réalité raconte notre attention réelle. On appelle ça le surréalisme. Ce que l’on ne retrouve jamais, c’est le temps réel du rêve. Combien de temps ça durait ? Grand mystère. Et grande question du cinéma. Il y a cette célèbre anecdote : Hitchcock se réveille rageur, parce qu’il a oublié la sublime idée de film qu’il a eue en rêve. Puis il se souvient, tout heureux, qu’il a noté cette idée. Sur le carnet, il n’y a que deux petits mots : « Boy meets girl. »
Pourriez-vous, l’un et l’autre, citer une scène de rêve, dans un film, peu importe l’époque, le genre ou le pays, qui vous obsède, vous effraie, vous hante ? Pourquoi cette scène-là ?
J.-M. : La résurrection finale d’Ordet [Carl Theodor Dreyer, 1955] me reste fortement en mémoire, comme la silhouette courbée et ricanante de Bob dans Twin Peaks [David Lynch & Mark Frost, 1990-1991] ou les yeux des enfants dans Le Village des damnés [Wolf Rilla, 1960].
A. : L’Âge d’or de Buñuel [1930] reste marquant parce qu’il n’y a pas de rêveur. Le film lui-même est un rêve. D’ailleurs, peut-on parler de rêve s’il n’y pas de rêveur ? Bizarrement, au milieu de toutes les scènes d’hallucinations, de visions psychotiques, de fantasmes, ou même simplement les scènes où on rentre dans la tête du personnage pour voir ce qu’il imagine, au milieu de tout ça surnagent des images, des scènes, des films entiers, plutôt réalistes, mais qui m’ont laissé l’impression d’avoir vécu un rêve en les regardant. J’ai aussi en tête les films de Robert Bresson et, de plus en plus, les films de Rohmer, pourtant très différents ; ces films racontent une histoire plutôt linéaire, psychologiquement logique et réaliste, très loin de la rêverie, mais où une sorte d’inconscient du monde, précis et audacieux, emporte autant le personnage que le spectateur. Comme des séances d’hypnose. Des films « hyper-réalistes », c’est-à-dire où tout est tellement « faux » qu’on n’en croit pas ses yeux tellement c’est vrai. Le cinéma usine à rêves oui, et pas machine à rêverie hollywoodienne.
Les meilleures scènes de rêves sont certainement chez Buñuel
Qui est allé le plus loin, dans ce domaine, dans la manipulation de cette matière inconsciente ? Buñuel ? Lynch ? Cronenberg ? Christopher Nolan et les songes enchâssés d’Inception ? Ou dans un autre registre, Freddy, l’ignoble croquemitaine de Wes Craven ?
J.-M. : Les meilleures scènes de rêves sont certainement chez Buñuel. Ce sont les moins préméditées, à la fois évidentes et inexplicables. D’une obscure clarté. Les morts y sont toujours très naturellement « vivants ». Lynch est très fort aussi, mais c’est plutôt à partir d’un travail plastique et sonore que de situations proprement humaines.
A. : Chacun joue à sa manière avec le fantastique. Le choc provient souvent quand la narration elle-même ouvre sur la matière inconsciente. Dans Belle de jour [Buñuel, 1966], quand le mari demande à sa femme à quoi elle pense alors qu’elle vient de s’imaginer en train de se faire fouetter dans un sous-bois, Séverine répond : « Je pensais à toi. » Dans Crash [1996], Cronenberg agite suffisamment les puissances du fantasme pour nous faire « vivre » un accident de voiture comme un rituel érotique… Souvent l’érotisme n’est pas loin de la peur, c’est curieux.
Avez-vous déjà tourné une scène de rêve ? De pure déambulation onirique ? Si oui, d’où provenait-elle ? D’un songe authentique ?
A. : Oui, dans un film en super 8, en 1984. Un photographe fait des autoportraits et n’apparaît pas sur ses photos. Il se retrouve dans le lit d’un homme et se rend compte qu’il est rêvé par cet homme. Le photographe parvient à rêver lui-même de ce rêveur et le renvoie dans le monde des rêves à sa place. Le rêveur rêvé, ça s’appelle « autoportrait ». Inconscient de frères ? Qui rêve qui ? Qui suis-je en dehors de ce que les autres rêvent de moi ? Qui se projette en moi ? Époque de la découverte des nouvelles de Borges…
J.-M. : Dans la plupart de nos scénarios, on a écrit des scènes de rêves qu’on a finalement toujours enlevées dans les dernières versions, et qu’on a donc jamais tournées. Mais on s’est toujours dit que ces scènes devaient avoir nourries le film, qu’elles étaient comme un échafaudage dont on pouvait se passer dans le montage final. Je crois me souvenir que dans Peindre ou faire l’amour [2005], Sabine Azéma et Daniel Auteuil empruntaient un tapis volant pour aller se baigner à la mer, ou qu’ils se retrouvaient nus en centre-ville de Grenoble. Il en reste quelque chose dans leur voyage sur les îles, ou la traversée de la ville en tramway…
Quels sont les pièges à éviter, dans cet exercice ?
J.-M. : Ne pas faire « rêve ». Être le plus réaliste possible.
A. : Une jubilation à créer des effets très concrets, à base d’ampoule sous-voltées, de ventilateur, de réveil démonté, d’effet de miroir, de ralenti ou d’accéléré, l’« image par image ». Les pièges de l’abstraction. Lynch aime beaucoup bricoler ses effets, ça se voit et c’est même parfois le sujet lui-même, comment la matière crée l’esprit. Ça s’appelle un « effet spécial ».
Vous présenterez à Saint-Denis le film Tarzan, celui de 1932, neuvième de la série mais le premier du cinéma parlant et le premier avec Johnny Weissmuller, mis en scène par W. S. Van Dyke. Rêvez-vous de jungle, d’homme-singe, d’héroïsme, de bestialité ?
A. : Non, simplement parfois de nature idyllique. Comme un souvenir de sensations d’enfance dans la nature.
J.-M. : Franchement, très peu. J’ai dû croiser un ours de temps en temps dans mes rêves, mais c’est tout. Nous avons choisi ce Tarzan parce ce que le film joue très poétiquement de la frontière entre le documentaire et la fiction, l’artifice et le naturel, l’acteur et le non acteur, l’animal et l’humain, la nature et la civilisation, l’homme et la femme… des frontières qui ne cessent de fluctuer, ou qui ne sont pas très claires, comme dans les rêves.
J’ai souvent fait mes plus beaux rêves dans des situations difficiles ou un peu désespérées.
Vous montrerez aussi ce que vous considérez comme « le grand film français des années 90 », « aux personnages assez désemparés », le temps d’un apéritif un soir d’été : La Campagne de Cicéron, réalisé par Jacques Davila. Est-ce que nos rêves changent, de saison en saison ?
J.-M. : J’ai souvent fait mes plus beaux rêves dans des situations difficiles ou un peu désespérées. C’est ce que l’on appelle avoir un inconscient qui fonctionne bien, ou qui a un bon esprit de contradiction.
A. : Non, je ne pense pas que les saisons influent sur les rêves. Par contre, les saisons changent ce que l’on mange et ce que l’on mange influe beaucoup sur ce qu’on rêve. Pour le grand spectacle (cauchemardesque ou heureux, ça dépend de chacun), je conseille du gibier (chevreuils, sangliers, coqs de bruyère, ceux-là totalement interdits à la chasse, tant mieux) aux haricots tarbais, cuisinés avec du fenouil, du cèleri, des clous de girofle… ou le jeûne.
Enfin, quel est le film dont vous rêvez, aujourd’hui, mais que vous n’avez pas encore tourné ?
J.-M. : Le prochain. Ce sera une comédie musicale qui raconte l’histoire d’un miracle pas vraiment religieux. [Titre : Tralala, du nom d’un personnage de chanteur-compositeur de 48 ans qui se clochardise ; un soir, il croit rencontrer la Sainte Vierge qui lui dit : « Surtout, ne soyez pas vous-même. » Le film bénéficiera d’une b-.o. de Philippe Katerine et d’une chorégraphie de Mathilde Monnier.] Réaliser un film s’apparente souvent à une victoire sur l’impossible.
A. : Tralala !
Propos recueillis par Richard Gaitet
Journées cinématographiques de Saint-Denis, du 24 janvier au 8 février. Les frères Larrieu seront les invités de la Nova Book Box, le juke-box littéraire de Radio Nova dimanche 9 février, 12h.
Visuel en Une © Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost