Retour sur ce disque culte des années 2010.
On se souvient de la première fois où on a lancé ce disque. C’était il y a cinq ans – le 17 mai 2019 pour être précis. Jusque-là, Tyler the Creator était pour nous tout à la fois un membre du collectif Odd Future (Frank Ocean, Earl Sweatshirt) aux textes polémiques à deux doigts d’être banni d’Australie, et un doux Flower Boy qu’on adorait en featuring avec Kali Uchis. On n’imaginait pas alors la nouvelle identité que l’on s’apprêtait à découvrir.
Sur la pochette du disque, le rappeur se détache monochrome sur un fond rose ; et la mention « Tous les morceaux ont été produits, écrits et arrangés par Tyler Okonma ». On pose la galette sur sa platine, l’aiguille cours à travers les microsillons, et…
« HE’S COMING ! »
BZZZZZZ : un synthé grésillant, saturé, nous saute aux oreilles sans prévenir. Puis une batterie explosive raccroche (un sample de « Attention » de Head West). Le morceau d’introduction – sobrement intitulé « IGOR’S THEME ». Une ambiance oppressante qui tease l’arrivée de ce fameux Igor : « He’s coming ! ».
« For real, for real this tiiiiiiime » : le titre suivant, « EARFQUAKE », pose le thème de l’album : « Don’t leave, it’s my fault » s’époumone Igor, l’alter-égo de Tyler à la voix pitchée vers le haut. Il s’agit d’une rupture. Le clip qui accompagne le titre permet de mettre un visage sur ce nom : coupe au bol blond platine, blazer bleu ciel ouvert sur un torse nu, souliers et chicots argentés — et les yeux cachés derrière de grosses lunettes de soleil. Une persona exceptionnelle pour un disque exceptionnel.
Tyler avait en effet prévenu sur son compte Twitter, juste avant la sortie de son projet : « DONT GO INTO THIS EXPECTING A RAP ALBUM. DONT GO INTO THIS EXPECTING ANY ALBUM. JUST GO, JUMP INTO IT.« . IGOR est un tournant dans la carrière du rapeur — pas un album au sens convenu du terme, mais plutôt un projet d’avant-garde.
Nouveau nom, nouveau flow
Et c’est vrai : basses sales et grésillantes, batterie explosive, nappes de synthé rétro, tour à tour doux et agressif, la production de l’album tranche radicalement avec ce que l’on avait entendu jusque-là. Ce n’est pas un hasard si une flopée de tutoriels ont éclos sur YouTube montrant comment reproduire le « son IGOR » : le disque a redéfini à quoi ressemble la pop contemporaine.
IGOR est radical également par son thème : Igor est perdu sur « I THINK », en colère sur « NEW MAGIC WAND » et carrément explosif sur « A BOY IS A GUN* », avant d’accepter la situation de façon amère sur « GONE GONE/ THANK YOU ». Une histoire de rupture en apparence convenue ; mais Igor pleure la perte de son homme qui a préféré aller voir une femme. Tyler porte les lunettes d’Igor pour faire un coming-out à peine dissimulé.
« Just dream… »
Après ces pleurs, cette colère, ces larmes — cette violence — l’album se termine sur une soul postmoderne, qui puisse aussi bien dans les racines du genre (en samplant « Dream » de Al Green) que dans une production ultra-contemporaine. Vide, épuisé, Igor ne demande plus qu’une seule chose : « ARE WE STILL FRIENDS ? » — est-ce que l’on est encore amis ? IGOR se ferme sur une seule note de synthé grésillante – la même qu’à l’entrée : le cycle est voué à recommencer.
Avec Blonde de Frank Ocean ou encore Awaken, My Love! de Childish Gambino, IGOR fait partie de ces albums sortis dans les années 2010 qui définissent à quoi ressemble le RnB contemporain. Production à mi-chemin entre soul rétro, trap, et synthés vintage, thèmes introspectifs, du jamais (ou en tout cas rarement) entendu. IGOR a seulement cinq ans, et c’est un disque culte.