Pourquoi il faut aller voir son exposition.
Cet article est une réponse à « Pourquoi il ne faut pas aller voir son exposition« .
Il est 8h du matin, le jour de l’ouverture de l’exposition Hopper au Grand Palais.
Une gravure de l’artiste, reproduite sur une carte postale carrée comme une lucarne, traîne sur le comptoir à côté de mon café matinal. Elle semble tout à fait à sa place dans un rade de réveil comme un autre. Hopper n’appelle pas la dévotion artistique, plutôt la familiarité d’une couverture de bouquin corné.
Night on The El Train (1918). Dans cette lucarne se trouve un couple au fond d’un wagon de tramway vide. La femme est de dos, et l’expression sur le visage de l’homme en costume tenant son chapeau sur les genoux est indéchiffrable. Un rendez-vous galant plutôt clandestin? Une scène tirée d’un Hitchcock? S’enfuient-ils? Reviennent-ils? Est-ce une séparation ?
Au premier coup d’œil, une oeuvre d’Hopper appelle le récit, l’histoire, excite une imagination empruntée à d’autres, principalement aux cinéastes. On ne compte plus ceux qui se sont, des années 50 à aujourd’hui, inspirés délibérément des toiles du peintre américain; on imagine à peine combien l’on fait inconsciemment.
Telle est la culture américaine dans sa distance vis-à-vis du concept même d’auteur. Ici, elle absorbe, intégre, digére, transforme l’esthétique reconnaissable de Hopper en énergie pour alimenter l’art américain sans sentir la nécessité d’en rappeler la provenance (Comme la SF américaine continue toujours à le faire avec Philip K. Dick).
L’univers de Hopper appartient à tous et se soumet à toutes les visions, passant d’un Georges Stevens à un David Lynch. Rien d’étonnant que ce dernier classe Hopper dans ses artistes favoris tant on décèle dans la petite scène gravée qui toujours traine sur le comptoir, dans ce fragment d’une vie comme une autre, une incongruité, une « étrangeté » latente.
C’est que, sous cette apparence premièrement photographique et narrative, affleure un tout autre univers qui refuse le hors-champs. Ce n’est pas un fragment du monde connu qui est prélevé et offert par Hopper : rien ne se passe en dehors du cadre. Fait-il nuit hors du wagon, est-ce juste le noir et blanc et blanc de la gravure, ou peut-être le noir du vide? Pourquoi ce wagon est-il vide? Vide de gens, certes, mais aussi vide de détails qui feraient l’atout d’une peinture voulue comme photographique ou « naturaliste ».
Peut être que ça n’a pas d’importance. « C’est vrai », répond le type sur la gravure, « on s’en fout, regarde-moi, je ne vais nulle part, je ne pense à rien, je pourrais me débarrasser de ces nippes d’époques, remplacer mon canotier par une casquette, c’est kif kif » (à cet instant-là il ajoutera un « t’as vu ».)
Et ainsi s’en est fait des saynètes aux effluves WASP, des allures documentaires au parfum puritain, des illustrations qui reniflent le commercial et le consensuel d’une époque bien définie (Hopper fut longtemps illustrateur pour gagner sa vie)
Inscrit dans la banalité même, l’extraordinaire affleure et l’absolue normalité tend vers le fantastique. Sous la surface vit le vide volontaire à l’exact opposé des tendances narratives. Ces personnages clairsemés donnent à ressentir une absence de destin, d’avenir. Un automate soudainement débranché. Sur le pas d’une porte, dans une chambre d’hôtel, assis au comptoir, ils ne devaient faire que passer dans une pure logique narrative, ils se révèlent dans une inertie atemporelle.
Ils sont des mannequins éternels, abandonnés nus dans la vitrine d’une boutique qui a fait faillite. Laissés dans une position, dépouillés de leur utilité, ils s’offrent au regard, composant un tableau comme par accident.
Et ainsi, sur une page blanche, le serpent se mord la queue.
Il y a une sorte de quintessence de l’ordinaire qui se veut opposée à toute esthétique, « artless » comme dirait Hopper lui-même. Et pourtant, très inspiré par Rembrandt, l’artiste se ment, contourne ses théories et nimbe ces solitudes fondamentales d’une lumière qui appelle le sentiment du sacré. Jouant sur des éclairages contrastés, il met en place une mythologie du pas grand chose, transfigure le banal en divin sans jamais l’élever.
Un réalisme transcendé qui fait écho aux origines de la peinture : la jeune fille retient avec elle la présence de son amant en traçant les contours de son corps avant son départ. Seulement chez Hopper, ce quelque chose a fichu le camp en traître, a fui sans prévenir, laissant « une paire de chaussettes sales et un tube de dentifrice où y a plus rien d’dans » comme disait Marilyn. L’humain est resté, désincarné, dépouillé de ce qui le définit jusqu’à parfois disparaître; après tout « Empty Room » clôture l’exposition.
Le contour se fait prison du vide mais c’est dans le vide que se déploient les richesses de la lumière, et c’est du vide que naissent les possibles d’une histoire à raconter.
Et ainsi, sur une page blanche, le serpent se mord la queue.
Pour voir et appréhender Hopper autrement :
L’expo Hopper au grand Palais, c’est aussi un jeu d’influences et d’influencés. Arrêtez-vous devant les toiles de Charles Burchfield particulièrement fascinantes. Savourez à nouveau 2, 3 Degas remarquables et découvrez l’installation photographique de Philip-Lorca di Corcia.
Pour ma part, les gravures de Hopper ainsi que les 2 petites toiles en gris et blanc « Young woman in a studio » (1901) et « Solitary Figure in the Theatre » (1902-1904), qui ouvrent l’exposition suffiraient seules à justifier la queue.
Une affection toute particulière me pousse vers une toute petite toile noyée dans la profusion des oeuvres parisiennes, « Stairway at 48 rue de Lille » (1906).
A lire absolument, pour faire bosser vos projections, l’ouvrage compilé de nouvelles inspirées consciemment ou non par l’univers de Hopper : « Relire Hopper : Paul Auster, Ann Beattie, Norman Mailer, Leonard Michaels, Walter Mosley, Grace Paley, James Salter. » aux éditions de la réunion des Musées Nationaux
Ne pas sauter la préface d’Alain Cueff (j’vous ai vu), elle est édifiante.
Pour le simple plaisir…